deux ou trois jours de vacances

derniers préparatifs avant de partir en voyage…

deux ou trois jours de vacances – lire en ligne

deux ou trois jours de vacances – brochure A5 et la couverture

deux ou trois jours de vacances

— Vas-y ! c’est toi qui avais le petit ? j’ai posé exprès le 21 pour que tu le mettes tout à l’heure !

— Ben ouais, mais je savais pas qu’on était dans le même camp à ce moment là, j’allais pas te le donner, comme ça, gratuit !

— Eh là ! Au tarot on se tait ou on joue pas !

— Ouais ben ça va, vous venez d’engranger 14 points en un pli, alors je gueule si j’ai envie !

Le mauvais perdant, là, ben c’est moi. Aujourd’hui la partie m’a mis de méchante humeur. J’en suis pas fier, hein, et puis pour être honnête, il n’y a pas que ça qui me prenne la tête : demain j’ai mon rendez-vous psy bimensuel obligatoire au CMPRA, le Centre Médico-Psy pour le Retour à l’Activité. En fait, c’est un rendez-vous par semaine, mais en alternance : un vendredi avec le Référent Activité — communément appelé Râ, comme le dieu du soleil du panthéon égyptien – dont je ressors en général déprimé avec un « assignement » pour deux semaines, et le vendredi suivant je passe une heure avec un psy qui nous came à coup d’antidépresseurs « pour palier à cette épidémie de suicide causée par la misère ».

Ah ouais, « assignement » c’est pas un mot français, enfin, si, maintenant, mais c’est du vocabulaire réactiviste… « Corvée » devait être trop chargé de sens… le Réactivisme, c’est, d’après cette école de pensée, le « renouveau de l’insertion ». Fini la vieille doctrine, comme quoi on doit participer à la société en mettant à disposition sa force productive pour en faire partie et blablabla. Maintenant, les choses à produire le sont par d’autres, plus loin, plus vite, en plus grand nombre, « plus » tout court. Alors l’important c’est d’être actif, plus que productif. L’inactivité est vue aujourd’hui comme un genre de déficience mentale, ou, au moins, à la source de la dépression, des pensées suicidaires… Les gens qu’on juge inactifs, indépendamment de leurs problèmes de santé ou de ce qui les anime, on les « réactive » — en général en leur faisant du chantage à la bouffe ou au logement — on leur donne une liste de trucs à faire, aussi stupides que pénibles, autant improductifs qu’obligatoires, dont le seul but et d’occuper (comme en 40, hein) le corps et le cerveau. A titre d’exemple, pour me « remettre sur le chemin de l’activité» après un accident de vélo, je me suis tapé une obligation de footing de 5 kilomètres à huit heures, tous les matins, pendant 3 mois l’été dernier, avec mon SA64 autour du cou qui comptait les pas. Bon, à vous, je peux le dire : au bout d’une semaine, une pote m’a dit que, posé sur la machine à laver en cycle laine, cette saleté de mouchard croyait courir 6 ou 7 kilomètre, alors j’ai moins couru et j’ai même eu un « Bonus Santé »…

A redistribue pendant que je vais fais chauffer de l’eau pour une tisane, les autres en profitent pour sortir fumer. D’habitude on est six, il y en a toujours un qui peut pas jouer, alors chacun fait sa pause clope, l’un après l’autre, mais ce soir G n’est pas encore rentré. On n’en parle pas trop, mais tout le monde est un peu inquiet : ça n’arrive pas souvent qu’il ne dorme pas ici. J’entends S et D l’accueillir dans la cour, il a dû crever un pneu ou un truc comme ça parce qu’il monte directement à l’appart au lieu de ranger son vélo. Il rentre dans la cuisine, tire une chaise, s’affale dessus, pose son front sur les cartes et recouvre sa tête de ses bras. J’allais lui lancer une vanne quand j’ai vu ses sanglots. Je ravale ma connerie, et je prends mon ami par les épaules. Je tire son grand corps mou de tristesse contre moi. Il agrippe mon pull et se met à pleurer franchement, je ne l’ai jamais vu comme ça.

— Bordel, j’en peux plus, j’te jure, j’en peux plus ! Je vais me foutre en l’air, ils attendent que ça d’t’façons ! J’vais tout cramer d’abord et me foutre en l’air après !

Je le laisse vider son sac, les autres sont revenues, S gère la tisane, et on n’est pas trop de quatre pour le retenir quand G pète un câble et essaie de se jeter par la fenêtre, toute la bande se retrouve par terre.

— Mais arrête, t’es con ou quoi ! dit T, dont l’esprit logique est sincèrement énervé. On est au premier, et en dessous de la fenêtre y a un massif de roses, tout ce que tu vas gagner c’est des petits trous partout et une jambe cassée !

— C’est vrai ce serait une tentative de suicide plus réactive que productive… Se marre D.

Tout le monde glousse un peu, même G, et je sens mes muscles, comme ceux des autres, se détendre… On arrête de retenir G pour l’enlacer.

— Bande de hippies, là, tous à me faire des calins !

— Ta gueule. J’suis sûre que ça te fait du bien ! Lui rétorque A.

— Ouais ça me fait du bien. Merci.

— La ferme, on a dit. Cette fois-ci c’est D.

Je ressors de cette étreinte à la fois fatigué et plus léger. A vrai dire, je pense qu’elle a fait du bien à tout le monde. A lève son « interdit » en demandant à G de raconter ses misères. Il souffle, puis se rassoie et triture son assiette de pâtes.

— Ca fait 2 semaines que mon vélo n’a plus de contrôle technique.

T se lance dans des circonvolutions techniques sur ce qu’il faut ou pas changer sur le vélo de G, avant de se rendre compte tout seul qu’il se barre très loin du problème en question, il fini par un « oups désolé, continue — mais si tu veux on le remet aux normes demain ton vélo… »

— C’est pas la peine, il est en fourrière.

— Merde ! tu t’es fait coincer comment ? Je demande.

— Au carrefour des lilas, le feu de la piste cyclable, ils lui ont mis un radar… D’habitude je fais gaffe je passe que par les petites rues j’évite les gros croisements et les senseurs du centre-ville, mais ce radar est pas là depuis longtemps, en tout cas il y était pas la semaine dernière…

Bref, il est passé à l’orange et le radar a flashé, la sirène du feu a sonné, les flics l’ont choppé 50 mètres plus loin. Leur senseur portable ne marchait pas et comme son vélo a l’air en bon état, il a failli s’en sortir avec une amende… Malheureusement, une bonne citoyenne a vu la scène depuis sa fenêtre et a voulu aider les pauvres policiers en détresse… Elle a fait 4 étages pour ouvrir le garage à vélo de son immeuble aux flics et passer le vélo de G devant le senseur, cette ordure !

— Résultat, vélo confisqué, amende maxi pour le feu et probablement un procès pour conduite dangereuse d’un véhicule non homologué. Ils m’ont gardé toute la journée au poste et m’ont déposé au CMPRA pour voir mon Râ. Comme j’ai pas suivi mon assignement aujourd’hui et que j’ai été malade c’est derniers temps, je suis convoqué demain matin à huit heures par la commission disciplinaire de remise en action.

Merde. Cette commission c’est la plaie. G va sûrement se taper un STO. Enfin, eux disent juste “Service”, c’est nous qui rajoutons “Travail Obligatoire”. C’est l’instrument de rétorsion ultime du Réactionisme, c’est une à douze semaines de boulot de merde, ça peut être n’importe où, ça peut être n’importe quoi, mais par contre c’est définitivement pénible. On a toutes les six eu un STO a tirer à un moment ou un autre, mais ces derniers temps on se tenait à carreau et les potes qui y ont eu droit témoignent d’un certain « durcissement » des conditions de « travail ». G se remet à pleurer, cette fois-ci c’est S et T qui le consolent, pendant qu’il tourne en boucle « j’en peux plus, j’veux juste deux ou trois jours de vacances, merde, qu’il se passe rien pendant deux ou trois jours… J’en peux plus… ». Ce qui me fait froid dans le dos c’est que son désespoir paraît plus… résigné, que son amertume et sa rage de tout à l’heure… J’ai peur pour mon ami. Les autres aussi ont ce souci gravé sur le front.

***

D a roulé un gros pétard à G, et il a fini par s’endormir sur le canapé du salon. Nous, dans la cuisine, on a causé, longtemps, de ce qu’on pouvait faire pour notre pote. Paradoxalement, c’est T qui a eu l’idée. Je dis paradoxalement, parce que T, les trucs illégaux, ça le fait complètement vriller. Attention, c’est pas un truc moral, hein, c’est juste la logique, ou plutôt le manque de logique des règlements qui le perturbent. Pour lui, les règles c’est pour bien délimiter ce qu’on peut et ce qu’on peut pas faire. Comme il n’est pas stupide, il a bien compris que le Droit sert plus à aménager des zones d’ombres, des trucs bien rigides, bien plantés sur des notions vagues et non-définies. A partir du moment où il doit naviguer dans ces zones d’ombres, le monde perd tout de sa logique et de sa consistance, son cerveau tourne en boucle, genre fumée qui sort des oreilles, il n’arrive plus à sortir une phrase compréhensible, panique, syncope et compagnie. Voir sa réaction face à un flic ou un autre chargé de Loi ça nous fout bien en vrac. Le seul truc qui le calme c’est s’enfermer quelques heures, si possible dans sa chambre, dans la pénombre et le silence. Là, ce soir il nous a toutes sciées.

— On a qu’à les lui offrir ses deux-trois jours de vacances… Même plus en fait.

— Gné ? Dis-je, exposant l’état d’esprit approximatif des autres.

— Ben, son assignement est suspendu jusqu’à ce qu’il voit la commission. Dès qu’il sortira de son rendez-vous avec la commission, il est fort probable qu’il soit placé en rétention puis envoyé en service. Etant donné qu’il va avoir un procès, il le garderons probablement jusqu’à celui-ci. Et il est aussi probable qu’il soit condamné à plusieurs mois de Service supplémentaires pour l’histoire du vélo. S’il ne se rend pas à la convocation, les flics seront devant notre porte à huit heures et demi.

— Y a rien que t’as dit qu’on ne sait pas déjà, T, tu veux en venir où avec ton étalage pas joyeux ? Demande D.

— Si la commission n’avait, par exemple pas de locaux ou se réunir demain matin, il lui faudrait plusieurs heures, voire plusieurs jours pour se réorganiser. Après-demain, c’est samedi, et ces ordures vont pas se gâcher un week-end, même pour pourrir la vie des pauvres. Pas d’assignement, pas de commission avant lundi, trois jours de vacances pour G.

— Et ton “même plus” ?

— Bah, déserter. Aller se planquer en une nuit ça fait court, mais en trois jours on peut bien organiser une cavale, même pour nous. Vous en avez pas marre, vous ?

L’idée de se barrer trotte bien dans la tête de tout le monde, on a toutes des bouts de réponses, sur le « où », le « comment »… Mais sur le « pourquoi » y a même pas à se poser la question, la réponse est unanime « parce que cette vie est merdique ». A nous ramène les neurones dans le problème du moment :

— Et comment on l’empêche de se réunir cette foutue commission ?

— Alors pour les détails, vu qu’on risque de se taper la visite des flics demain, je serais plus à l’aise si j’en savais le moins possible… Je vous fais confiance pour trouver des solutions à ce problème et je vais garder un œil sur G au cas où il veuille encore se casser une jambe.

— Ça lui ferait des vacances aussi, tiens ! Blague S.

— Evidemment, 2 mois, dans un hôpital public, une jambe dans le plâtre, deux grammes de paracetamol, une assiette de purée et 5 minutes de soins chronométrés par jour, c’est bien des vacances !

Personne n’essaie de lui dire que c’était une blague, ça compliquerait encore plus la situation dans son cerveau. T part dans le salon en grommelant des histoires de « service public » et de « devoir de soin », je suppose pour se distraire de ce qui nous préoccupe vraiment. Comment on empêche de bosser ces fichus bourreaux ?

— Euh… J’ai un peu, euh… un aveu à faire… Dit S. J’ai envie de démolir le CMPRA depuis mon premier rendez-vous.

— Ouais ben t’es pas la seule, tu sais. Je réponds.

— Mmmh. C’est un peu plus qu’une envie en fait, j’y ai déjà pensé plein de fois.

— Tu veux dire que t’as un plan ? Comme Fantomas ? Je dis, trop fier de ma vanne pour voir que S n’est pas super à l’aise et que mes blagues vont pas l’aider.

— T’es vraiment trop con quand tu t’y mets. D ! Un peu de soutien, là ?

— Ouais t’es trop con !

— Non mais pas là dessus, il le sait qu’il est con avec moi quand je propose une idée. Des fois, dit S en se tournant vers moi, j’ai l’impression que tu blagues parce que ça te fait chier que j’ai des idées que t’as pas.

Je ferme ma gueule, pas parce que je sais qu’elle a raison, mais parce que j’ai pas envie qu’elle ait raison… Bref, je boude quoi.

— Bon, dit D, avec S on a eu plus qu’envie de le défoncer ce centre de merde. On y a réfléchi, ensemble, on l’a préparé, tout bien, et puis…

— Et puis devant le bâtiment, on s’est dégonflées…

J’en oublie ma bouderie.

— Attends, vous vous êtes dégonflées « devant le bâtiment » ? Effectivement c’est aller vachement loin pour une « envie de démolir » le CMPRA… Vous avez fabriqué du TATP dans la baignoire ? Chouravé du Plastic pendant un Service à la préfecture ?

— Mais laisse les parler, merde ! Se réveille A.

— Ben en fait, tu crois pas si bien dire, commence S.

— Quoi ?!

Je me vois déjà en taule pour vingt piges parce que mes potes ont volé des explosifs, mais S me calme :

— Non pas sur tes trucs de bombes, sur le service. Je me suis tapé un service au CMPRA l’an dernier.

— Ouais je me rappelle, c’était pendant mes marathons/machine à laver.

— Et ben je me suis tapé à nettoyer leurs fucking puits de lumières sur le toit. Y a pas d’alarme, enfin si y en a une, l’alarme incendie, et elle ouvre tous les puits d’un coup pour évacuer la fumée. Paradoxalement ça donne un accès pour foutre le feu au milieu.

— Aaaah ! C’est pas con… Commente A.

— Mais y a pas un peu moins radical comme moyen de les emmerder ? Je demande. Genre, on pourrait pas passer un coup de téléphone menaçant pour faire évacuer l’immeuble, où un truc comme ça ?

— Ils vont suspendre leur réunion une demi-heure, scanner le bâtiment, piger vite-fait que c’est un canular et reprendre le boulot… Réponds S. S’il te plaît, crois-moi quand je te dis qu’on y a réfléchi des heures et qu’on a pas trouvé plus simple et moins risqué…

— De toutes façons, renchérit A, on n’a pas franchement le luxe du temps, et si ce plan est déjà prêt…

— J’ai rien compris à tes puits de lumière, en quoi ça nous aide cette histoire d’alarme incendie ? Je demande. Faut bien foutre le feu pour qu’elle se déclenche, non ?

— Cherche pas, réponds D, “n’est pas Fantomas qui veut”.

Là ça me vexe, fort. Je fuis dans le salon pour trouver T et G en train de jouer au go. G a l’air mieux que tout à l’heure. T a l’air pire que tout à l’heure. J’essaie de suivre la partie mais vraiment je comprends rien à ce jeu. D passe la tête par la porte.

— Bon, tu viens ou tu boude ? On sera pas trop de quatre !

Je me lève en grommelant et j’écoute ses conseils de reine de l’action directe. Du moins de personne qui y a pensé plus que moi.

— Déjà, tu vas t’attacher ta tignasse de hippy, après tout, on va au CMPRA, faut avoir l’air ré-ac-tif !

— Gnagnagna.

Je sors quand même un élastique de ma poche, je suis pas stupide, ma chevelure mal peignée — pourtant carrément en phase avec “leurs ancêtres les gaulois” — m’a valu plus d’un contrôle de flics dans la vie. J’écoute la suite des conseils : pas de fringues qui font pouilleux, pas d’uniforme jean noir/sweat a capuche noir, juste des fringues de jeune réactif honnête qui sort du bar avec ses copines, le reste est prévu. Quand je reviens déguisé en « propre », Les autres m’attendent. Je passe l’inspection des copines haut la main avec mes fringue spéciales « sois normal et tiens-toi droit ». On souffle un bon coup et on y va, à pieds, parce que tous les moyens de transports de cette foutue ville sont pucés et senseurisés, sauf nos pompes. Smart grid de merde. Je regrette maintenant de pas avoir écouté le plan jusqu’au bout, je vais être à la traîne tout le long et j’ai douze mille questions que je peux plus poser maintenant…

Elles nous ont vraiment monté un plan à la Fantomas. Alibi compris. On essaye vainement de rentrer au Flash, un pauvre bar branchouille du boulevard, assez longtemps pour se faire bien remarquer par les videurs. Puis on repart comme on est venues, faussement bourrées, gueulant que les videurs du Sundance — autre bar branchouille à l’autre bout de la ville — sont carrément plus cools. On sort du centre ville et on se retrouve dans l’ancienne Zone Industrielle. la moitié des usines ont été rasées, et ça n’est plus qu’un immense terrain vague parsemé d’immeubles en construction.

S et D se mettent à courir, en mode footing, je les déteste, mais je suis, tant bien que mal. J’en déduis qu’elles veulent gagner du temps pour notre alibi. A a l’air de galérer autant que moi, alors on s’encourage et on fait des pauses… On s’est fait remarquer au Flash, on a pris le boulevard en traînassant sous les cameras de la ville, mais là, dans la zone, on est dans un angle mort sur près d’un kilomètre avant d’arriver en vue du Sundance Bar. Sur notre droite je ne vois pas (eh, c’est la nuit dans un terrain vague !) le gros pâté architectural du CMPRA, mais je sais qu’il est là. Au niveau du canal, S et D sont en mode commando, elles escaladent le grillage en deux secondes, pendant que A et moi on galère à reprendre notre souffle et à passer laborieusement ce foutu obstacle. Elles nous attendent dans la pénombre, et se remettent en course immédiatement.

— Punaise ! Elles ont pris quoi ?

— J’sais pas mais elles font chier à faire comme si on était toutes des warriors de la mort !

De toutes façons, il n’y a qu’un seul sentier. Arrivées au bout, nos complices attendent en reprenant leur souffle à côté d’un tas de sacs poubelle. Le bâtiment juste de l’autre côté du canal doit être le CMPRA.

— Il en manque un ou deux, ils ont du partir avec le courant, mais il en reste plus qu’assez. Dit D en montrant les sacs.

— C’est cool, à quatre on a deux fois moins de trajets.

— Euh, combien de trajets ? Jusqu’où ?

— Ben 16 trappes sur le toit, 10 à 12 litres de mélange par trappe, minimum, mais plus y en a mieux c’est, ça fait au moins deux trajets. Répond D.

— Plus les seaux et tout hein… Rajoute S en distribuant des gants en latex.

— Bon, ben on y va alors ?

On se regarde toutes, personne ne fait plus la star de l’action directe, maintenant, on est littéralement au pied du mur… Les sacs sont super lourds, on en prend un chacune et on suit S jusqu’au bord du canal. Elle pose son sac, prend un bastaing caché dans l’herbe et le pose en travers du cours d’eau. Ca va être rigolo cette affaire, avec des sacs de 20 kilos… On longe le mur du centre jusqu’à un genre de bloc électrique. Je fais la courte échelle à D pour qu’elle parte en repérage sur le toit, et S commence à déballer les sacs. A me fait signe et je la suis pour ramener le reste du matériel. Après trois voyages, tout est en place, S finit de préparer les “kits” comme elle dit.

— Aaaah, en fait c’est pas juste de l’essence ? Ca aurait pas été plus simple ? C’est quoi cette poudre autour ? Et pourquoi on vide pas juste des jerrican ?

— Tu veux un cours de chimie ? Pourquoi tu fais toujours le connard dans les pire moments ?

Là, je plaide coupable. Dans les moments de stress, ou de fatigue (là on peut dire les deux), je suis bien Blaireau Ier, Roi des Relous. Alors je ferme ma gueule et je regarde ce qu’il se passe. S a rempli des bouteilles en verre d’un truc liquide, elle a ensuite rempli des seaux en plastique d’une espèce de poudre, puis mis les bouteilles soigneusement essuyées dans les seaux. on passe les seaux à D un par un tout en douceur. Pendant que S et A ramassent les sacs poubelles et emballages divers, D me tend la main pour m’aider à la rejoindre. Une fois sur le toit, elle me montre les fameuses trappes. Effectivement leur conception est délicieusement stupide. elles s’ouvrent vers l’intérieur, donc vers le bas, donc ce qu’on pose dessus va tomber directement dans le bâtiment quand elles s’ouvriront. On ne traîne pas, on pose les seaux, un par trappe, bien au milieu. Quand je trébuche, un regard effaré de D me rappelle que je me balade avec 10 kilos de produit incendiaire au bout de chaque bras et m’enjoint à un peu plus de délicatesse.

Quand on redescend, S est super énervée :

— Les fumigènes étaient dans un des sacs qui manquent !

— Merde !

A m’explique que c’était le seul moyen prévu pour déclencher le détecteur d’incendie du porche de l’immeuble.

— On peut pas juste allumer un briquet dessous ou un truc comme ça ?

— C’est pas du matos aussi sensible, déjà, et avant d’aller là bas dessous, tu feras un sourire à la caméra…

— Merde, évidemment.

On suit tous S jusqu’au coin du bâtiment, on brainstorme à fond, on sait qu’il nous reste peu de temps, et que si les seaux ne brûlent pas, on risque d’avoir laissé bien trop de traces. A demande :

— Les gants et les sacs vides, tout tu voulais les mettre où ?

— Dans la benne en face. Le plan, c’était jeter un fumigène sous le porche, traverser la rue, balancer les sacs et gants dans la poubelle et y mettre l’autre fumigène.

— Ben elle a des roulettes ta poubelle !

— C’est plus bourrin qu’un fumigène mais c’est plus fun !

— Et les secours verront pas tout de suite les feux dans l’immeuble s’ils croient à un feu de poubelle…

— Bon, avec D on gère la mise à feu, vous, vu le temps que vous mettez à grimper un grillage, vaut mieux qu’on se retrouve sur le boulevard !

Je réprime un “gnagnagna” qui me démange sérieusement et je suis A sur la passerelle.

***

Au moment où on entend la course de S et D sur le sentier, l’alarme incendie commence à gueuler. Les voilà qui sautent le grillage en deux secondes, elles ont dû s’entraîner des plombes, on dirait un film d’action. S a les mains un peu noircies mais elle les essuie dans l’herbe du bas-côté, mouillée par la rosée. On repart au pas de course, pour sortir de l’angle mort, et reprendre notre rôle de jeunes, ivres, et désœuvrés, sous l’œil des caméras de la ville, puis sous celui des videurs du Sundance Bar, et enfin, on échoue à un arrêt de bus, on regarde de loin le spectacle des gyrophares et des fumées orangées qui montent dans le ciel, le soleil qui se lève. Je suis claqué, mais mon cerveau bouillonne, je pense à cette immonde machinerie qui nous broie. A l’énergie qu’il nous a fallu déployer pour y glisser ce grain de sable. A ce qu’on fera demain. A tous ces endroits où on pourrait être au lieu de rester dans cette ville de merde où les humains ne sont pas autre chose qu’un vague amas chaotique à gérer entre les lignes horizontales du trottoir et celles, verticales, des lampadaires…

— Alors, on va où ?

Le premier bus arrive, on est déjà demain et on va pas se contenter de deux ou trois jours de vacances.

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