j’ai voulu écrire une histoire sur la propagande, la désertion, comment je voudrais qu’on se batte sans faire la guerre, comment on pourrait être pacifistes sans être non-violent·e·s, tout ça. le premier jet de février, et j’ai traîné a corriger/fignoler, entre temps le monde empire d’un jour sur l’autre et si j’attends plus longtemps je voudrais plus montrer, alors voilà.
Détruire la guerre
“As I beside some winter’s fire
Sat writing words strange and steady
Amongst my own internal choir
Came voices to my mind unready
Of those who died on either side
While friends cry o’er their bones unburied
Go sighing through the north east winds
These cold days of February [1]
— Robin Williamson, Cold Days of February
They’ll try to make you play their game, refuse to show your face
If you don’t want to be beaten down, refuse to join their race
Be exactly who you want to be, do what you want to do
I am he and she is she, but you’re the only you [2]
— Crass, Big A Little A
1. neige
— Chiasse de cul de vieux bouc merdeux !
Dans un mouvement, qui est en passe de devenir un tic, l’adolescent remonte le lourd casque métallique sur son front du bout de l’index. C’est la première fois que des jurons si crasseux sortent de sa bouche, mais s’il est obligé être soldat sous peu, il a bien le droit de parler comme eux. Ce juron particulier, il l’a entendu il y a deux jours dans le dortoir d’une auberge, proféré par un homme qui venait de se rendre compte qu’un des chats de la cuisine avait pissé sur ses couvertures pendant la nuit. Au vu de son vocabulaire, et surtout de la cicatrice qui courait de son sourcil droit à son menton, Terglov s’est imaginé qu’il s’agissait d’un ancien soldat et s’est promis d’utiliser sa prose à la première occasion. Maintenant que de gros flocons commencent à s’accrocher aux branches des arbres et à couvrir le chemin, et évidemment en l’absence de tout être humain capable de l’entendre à des lieues à la ronde, il lui a semblé que le moment était venu.
Il pose la pique sur le sol, se défait de son sac à dos et en tire sa chemise de rechange, qu’il emballe soigneusement autour de la pointe de l’arme. Il sort ensuite sa vieille couverture usée du sac, vérifie que la bonne est bien au sec, referme et ré-endosse son sac, puis, se couvrant les épaules et le cou du tissu rapiécé, reprend sa pique et se remet en route. Terglov se doute que la prochaine étape va être dure: il sera à la Porte des Marches avant peu, mais il sait que demain il lui restera une grosse journée à travers la forêt enneigée pour rejoindre le Fort Tranchant.
Le jeune garçon ne regrette pas vraiment les auberges, loin d’être aussi confortables qu’il se l’imaginait avant son départ, et surtout beaucoup plus chères: les aubergistes de la Baronnie se partagent désormais tout son pécule et il ne lui reste dans son sac que sa bonne couverture et une paire d’oignons qu’il a chipée dans la réserve de la dernière auberge en la quittant ce matin… Heureusement que son périple prend fin bientôt, dès demain soir, plus besoin de se préoccuper de trouver de quoi se couvrir ou remplir son assiette, la Légion du Baron n’aura qu’à s’en charger ! Son casque lui tombe encore sur les yeux, il le repousse du doigt, mais il retombe aussitôt. Il s’arrête à nouveau, appuyant la pique sur son épaule, dégrafe la jugulaire et retire le « chapel » de sa tête. S’il commence à s’habituer à ses dix livres de poids, à chaque fois qu’il retire le couvre chef de fer qu’il a emprunté à son père avant son départ, Terglov a l’impression que sa tête va s’envoler. Il ajuste le rembourrage de chiffon qu’il a dû ajouter pour l’adapter à sa tête avant de le remettre en place en se demandant si, l’équipement réglementaire sera plus adapté à son gabarit que celui de son père.
Avant de partir, l’adolescent a bien réfléchi à ce qu’il pouvait soutirer à son père avant de partir pour l’aider dans son voyage. Traverser la Baronnie n’est, normalement, pas dangereux au point de devoir s’armer, cependant, voyager avec la pique sur son épaule montre à tout ceux qu’il croise qu’il est un volontaire en route pour un avant poste. Et il ne l’avouera jamais à haute voix, mais une part de lui trouve aussi très rassurant le poids de l’arme sur son épaule pour son premier voyage solitaire. Si ça n’avait tenu qu’à lui, il aurait tout pris, cuirasse, cotte, bottes, épée, mais les premières étaient bien trop grandes, quant à la dernière, si elle avait disparu du manteau de la cheminée, son père l’aurait poursuivi à l’autre bout des Marches pour le couper en morceaux… La seule chose qui lui épargnerait une douloureuse correction pour sa fuite et le vol de la pique et du chapel c’est, dans cinq ans, un retour auréolé de gloire. L’idéal, ce serait que Terglov trouve une femme sur le chemin du retour, qu’un notable ou un bourgmestre lui offre sa fille en entendant ses exploits dans les Marches… Il l’a bien vu, sur la route, la pique et le casque rutilants, qu’il graisse et astique soigneusement tous les matins, attire l’œil et les remarques des filles qu’il lui arrive de croiser. Des remarques pas toujours plaisantes d’ailleurs, de la part de filles pas toujours recommandables: les filles que son père voudrait lui voir marier sont rarement laissées en présence de jeunes vagabonds en route pour la guerre.
Une bourrasque ouvre sa cape de fortune et le froid s’insinue dans son cou. Une autre chose que le garçon aurait bien voulu emmener, c’est l’écharpe que Liseron, sa petite sœur, lui a tricoté pour son quatorzième anniversaire. Si elle n’était pas très régulière, elle était très chaude, tricotée en grosse laine rouge toute neuve… Il se remémore avec un grognement la réaction de son père, quand il l’a vu autour de son cou un matin qu’il l’envoyait charrier du bois dans la forêt: « Retire-moi ce vêtement de bonne femme ! Tu veux pas que je t’appelle Coquelicot toi aussi ? Allez, feignasse t’as pas ce qu’il faut pour faire un soldat, pour protéger la Baronnie, va ! Retourne au chaud avec les vieilles femmes ! ». « Coquelicot », c’est comme ça que les hommes du village appellent son ami TrancheSabre depuis son accident. Un nom de fleur, comme les filles, « une fleur rouge et fragile, comme ses guibolles » disait son père. C’est pas sa faute si la grume lui a roulé sur les jambes l’été dernier. TrancheSabre a failli mourir, et depuis qu’il est hors de question pour lui d’aller faire ses classes à l’armée, mis à part Brisécasse et lui, tous les garçons l’ont fuit comme un pestiféré. Un jour, son père a fini par le porter chez les Vieilles et ne lui a plus jamais adressé la parole. De rage, cette injustice lui remontant au nez, Terglov a craché à son père « qu’est-ce qu’il te reste à protéger quand tu laisses crever les gens qu’ont pas eu de chance comme toi ? ». La gifle en réponse lui a fendu la lèvre et l’a envoyé s’étaler dans la boue, puis son père a arraché l’écharpe de son cou et tourné les talons avec un reniflement de mépris. Il est parti la nuit même, sans même savoir ce que son père avait fait du tricot. C’est dommage, ça aurait été bien plus pratique que la couverture, et en plus on lui aurait probablement permis de la garder au fort, vu qu’elle était aux couleurs de la Légion. Il se demande si Liseron est triste qu’il soit parti. Elle s’y attendait sûrement, mais pas aussi brusquement, clandestinement, sans un adieu. Ils étaient très proches dans leur enfance, mais ce qu’on attend d’une bonne épouse, comme d’un jeune soldat valeureux, nécessite un rude apprentissage, et depuis quelques mois, ils ne se croisaient guère qu’aux repas.
Au détour du chemin, Terglov découvre les deux énormes bornes de granit symbolisant la Porte des Marches, la frontière du monde civilisé, l’entrée dans la région vallonnée hantée par Ayrée, ses lutins et ses fées. Pendant longtemps, en respect d’un antique accord avec Ayrée, il était interdit à tout baronnien de pénétrer dans les Marches, mais le Baron VictorieuxVictorieux le trente quatrième, grand père de l’actuel Baron, a décidé que les fées, si anciennes soient-elles, faisaient partie du passé et devaient désormais laisser la place à l’humanité. A la Porte des Marches, au Col des Fées, ainsi qu’à la lisière du Grand Bois, la Légion du Baron a donc passé les bornes, sans rencontrer aucune résistance, ni même de fées, et construit trois forts à cinq lieues à l’intérieur des Marches. Malheureusement il n’a depuis jamais été possible de gagner du terrain, le moindre poste avancé, ferme ou relai étant incendié dans les jours suivant sa construction, ses occupants tués, ensorcelés ou enlevés. Lors de la dernière grande opération, des dizaines de milliers d’hommes, dont une bonne partie de mercenaires étrangers et de volontaires, ont été envoyés pour pousser l’avancée de Fort Tranchant. Durant les six premiers mois, la Légion a pu écraser les fées lors de petites escarmouches autour du chantier — son père s’est d’ailleurs illustré lors de cette campagne — permettant l’érection du plus grand fort militaire de la Baronnie, Fort Terreur. Mais à l’arrivée de la neige, le rapport de force s’est inversé. Les mercenaires, trop lâches et peu habitués aux frimas, sont partis dès les premières gelées. Avec un nombre réduit, occuper les forts, protéger les chantiers de coupe dans la forêt, et accompagner les caravanes de ravitaillement est devenu de plus en plus dur. Les petits détachements avaient tendance à être enlevés par les fées, voire à tout simplement à déserter. Certains revenaient ensorcelés et, par leurs mensonges, tentaient d’attirer leurs anciens camarades dans les bois. Au cœur de l’hiver, le Gouverneur de Fort Terreur a décidé d’un repli inexplicable sur Fort Tranchant. Devant ses discours, il était évident que les fées l’avaient lui-aussi ensorcelé, mais il est parvenu à échapper à son arrestation. Son état major et les soldats ayant abandonné leur poste avec lui ont été exécutés pour éviter toute propagation du sortilège. Au printemps, Fort Terreur était démoli, et de nouvelles bornes de pierre placées aux entrées de son enceinte. Aucune des expéditions envoyées au delà de ces bornes n’en est revenu.
Suivant les indications d’un voyageur rencontré la veille, Terglov prend le sentier qui s’enfonce dans la forêt sur la droite, quelques pas avant la Porte. Quand il trouve l’abri de pierre sèche au pied d’un énorme rocher, il repousse la peau clouée sur le linteau et constate avec soulagement qu’il y a un tas de bois au sec dans l’abri. Le garçon pose son sac et sa pique dans l’abri, puis ressort chercher quelques grosses branches mortes qu’il a repérées sur le chemin, qu’il casse en morceaux et entasse à l’abri de la neige contre le rocher pour le prochain voyageur. Il retourne ensuite dans l’abri, plie sa vieille couverture et s’assoie dessus. L’abri est juste assez grand pour deux personnes allongées, sans aucun meuble. Le rocher contre lequel l’abri est appuyé constitue l’un de ses murs, les trois autres sont en pierre sèche, laissant passer la brise. L’âtre semble n’être qu’une grosse pierre plate et noircie posée au pied du rocher, un trou dans la toiture de lauze servant de cheminée. Sur la poutre au dessus du foyer, il trouve quelques silex, un vieux briquet à battre et, dans une petite gamelle cabossée fermée d’un couvercle, une poignée de châtaignes. Il rassemble un peu de petit bois sur la pierre et dégage son propre briquet de sa ceinture. Les brindilles sont bien sèches et s’embrasent assez vite, il alimente le petit feu et remplit la gamelle de neige.
En décortiquant les fruits desséchés, probablement oubliés là depuis plus d’un an, Terglov repense à Brisécasse, qui l’a traité de gosse de riche pas plus tard que cet automne, après qu’il ait jeté des châtaignes véreuses dans le feu. Ils se sont battus, il a d’ailleurs gagné, mais il n’en a pas moins réfléchi à la remarque de son ami. Son père, ayant gagné le poste de patron des moulins du village pour ses hauts faits dans les Marches, n’est certes pas l’homme le plus riche de Gloire-au-Vainqueur — le bourgmestre et le percepteur sont autrement plus aisés — mais il est bien plus riche que le père de Brisécasse qui doit le payer pour faire tourner le moulin de la scierie. Les châtaignes, qui dans son propre foyer, ne sont qu’une sucrerie des veillées à faire griller au coin du feu, ont constitué, dans la famille de son ami, l’essentiel de ses repas quand la scierie a brûlé il y a deux ans… Après la bagarre, il est allé voir TrancheSabre chez les vieilles et, en l’aidant a préparer la soupe, tenté de fanfaronner, de lui faire part de sa fierté d’avoir « rétabli son honneur ». Son ami lui a lui aussi reproché leur brouille, « t’es bien fait pour ce monde où y en a que pour les soldats et personne d’autre, avec ta gloire et ton honneur ! Ton avenir est tout tracé, si tu te fais pas étriper sans même savoir pourquoi, tiens ! Et le mien ? J’peux juste compter sur la chance que j’ai d’avoir autant besoin des jambes des vieilles qu’elles ont besoin de mes mains et d’mes yeux ». Avant ce stupide accident, ni lui ni aucun de ses amis ne se sont jamais questionnés sur la guerre, la certitude d’être un jour soldat, et la place que ça prend dans leur éducation et dans leur vie. Il n’a pas su quoi répondre à son ami, alors il a continué à couper la citrouille en silence. Le soir de son départ, allongé dans son lit, la vexation évidente dans le regard de TrancheSabre, comme dans celui de Brisécasse quand ils s’étaient croisés au village, ne quittaient pas ses pensées. Tout autant que le mépris et le dédain de son père. Il n’est pas vraiment sûr, même aujourd’hui, de pourquoi ça lui semblait la meilleure décision à ce moment là, mais il a fuit le regard de reproche de ses amis pour se jeter, à l’avance, dans la vie que son père projetait pour lui. Évidemment, il a voulu prouver sa valeur à son père, mais uniquement parce qu’il ne s’était pas senti capable à se montrer à la hauteur des attentes de ses amis. Tous les soirs, depuis son départ, il remet ce choix en question pour aboutir à la même conclusion: trop tard pour faire demi-tour. Il est parti, et tout le monde devait se douter qu’il allait se porter volontaire à la Légion plutôt que d’attendre la campagne de levée des conscrits de l’été prochain pour rejoindre l’Armée avec les autres. Pourtant, seul dans son abri glacé, en faisant attention à ne rien perdre de la chair des vieilles châtaignes, parasitées ou non, comme il a soigneusement épluché un oignon plus tôt, ses amis, ses proches, lui manquent terriblement mais son père pas du tout.
Il est encore tôt mais il tombe de fatigue, et une fois le ventre rempli de soupe, luttant contre la nostalgie, il se rassure en se disant que ses yeux piquent à cause de la fumée, s’enroule dans sa couverture et s’endort avant le coucher du soleil.
2. poursuite
En sortant du sous-bois, et en voyant la quantité de neige tombée sur le chemin à découvert, Terglov regrette d’avoir pris le temps de cuire une seconde soupe et de n’être sorti de l’abri qu’une fois le soleil déjà haut. Le vent d’engouffrant dans la vallée pousse la neige en congères sur la route, et marcher dans cette poudreuse lui montant au-dessus des bottes sur plus de cinq lieues en montée va s’avérer difficile. En quelques minutes il est déjà en nage, les pieds glacés les joues brûlantes. Si désagréable que ce soit, il se dit que ce n’est qu’un moment dont il ressortira plus fort, comme quand son père l’envoyait « aider » à la scierie, à la forge ou chez le meunier. Certain matins, son père, pour une raison dont il était le seul à connaître les tenants, l’invectivait sur sa paresse, la fragilité de son corps, et finissait invariablement en utilisant son nom complet: « TerrifiantGlorieuxVictorieux, c’est pas avec ce corps que tu va gagner ton nom ! » et s’ensuivait une journée terrible, à courir derrière son cheval, à porter du bois, des sacs de farine ou des bacs de minerai, le plus souvent sans raison, uniquement pour « occuper ses mains ». Il a appris à supporter la douleur dans un état presque second jusqu’à ce qu’il entende son père l’appeler par son prénom habituel « Terglov ! Ta mère t’a laissé un bol de soupe sur la table, lave-toi, mange et va dormir. »
Deux ou trois heures plus tard, alors que le garçon vient de décider que, puisque son père n’est pas là et qu’il n’aura d’officier supérieur que ce soir, il a le droit de s’offrir une pause à l’abri du vent à la prochaine occasion, comme par exemple ce majestueux sapin au prochain virage, il aperçoit un mouvement sous les frondaisons du conifère. L’adolescent fixe son regard sur l’arbre et continue son chemin, s’approchant petit à petit de l’épingle quand, soudain, il le voit: un lutin est perché dans les branches basses ! Il n’a pas l’air de l’avoir vu, peut-être dort-il ? Il lui reste une cinquantaine de pas à faire pour le rejoindre. Sans cesser de marcher, il retire l’une des bretelles de son sac à dos, espérant arriver sous l’arbre avant d’être repéré, quand un cri strident retentit, et dans un nuage de poudreuse, le lutin saute de la branche et part en courant dans la pente. Sans réfléchir, Terglov laisse tomber son sac à dos et se lance à la poursuite du lutin en hurlant.
— Suppôt d’Ayrée, je vais t’crever ! Aaaah !
Il n’a plus froid aux pieds, il sent le sang battre dans ses tempes, il sent la rage monter dans sa poitrine, son père a raison, il a l’impression que sa poitrine va exploser de violence. Il se sent chasseur, prédateur, vainqueur, il est TerrifiantGlorieuxVictorieux, et il va écraser son adversaire. Il va arriver glorieux au fort, une tête de lutin sous le bras, il est sûr de finir sergent avant l’été ! Il ne sait pas depuis combien de temps il court, il l’a perdu quelques fois, mais il le retrouve presque aussitôt, parfois accroché à un arbre, parfois dans son dos, comme s’il le narguait. Il ne l’a pas attrapé, mais il n’a pas perdu de terrain non plus, il voit la cape grise du nabot trente ou quarante pas devant lui, puis, tout à coup, arrivé à une corniche, il s’arrête et se retourne avec un cri strident de défi. Il le tient ! Terglov ralentit et observe son adversaire. Il n’a pas l’air armé, mais il pourrait peut-être user de magie ? Son espèce de cape à capuchon le recouvre presque entièrement et un foulard lui masque le visage : d’ici il ne voit qu’une ombre sous la capuche. Il est presque surpris de l’avoir rattrapé, il sait qu’un combat est maintenant inévitable, et se sent confiant vis à vis de ses chances dans celui-ci, mais mis à part à la chasse, il n’a jamais ôté la vie, et sa frénésie guerrière est retombée dès la fin de la course. Le garçon arrange sa prise sur la pique, comme son père le lui a appris, prend une grande inspiration et tente de retrouver cette rage puis, poussant un hurlement, il charge le lutin, la pique pointée vers son ventre. Ça se passe extrêmement vite. Son arme n’est plus qu’à un pas de sa cible. Il voit les yeux du lutin à cette distance, dans un instant il y verra la douleur. Il se prépare au choc, mais dans un tourbillon de neige, le lutin esquive la pointe de fer puis, comme si la pique se mettait tout à coup à obéir au lutin, elle lui glisse des mains et il se retrouve projeté en contrebas de la corniche, dans une mare d’eau glacée.
Terglov se redresse en toussant et crachant, l’eau est si froide qu’elle lui semble brûlante sur son visage, son nez coule, et cherche autour de lui: le lutin a gardé sa pique et il a perdu son casque dans sa chute. Il trouve le chapel à tâtons au fond de la mare, le vide pour le remettre sur sa tête et s’essuie le visage sur sa manche. C’est en regardant sa manche pleine de sang que son esprit prend en compte le désespoir de sa situation, blessé, humilié, son premier ennemi enfui sans plus d’espoir de le rattraper, son sac abandonné sur la route, ses habits trempés et gelés, Fort Tranchant à des heures de marche. Les larmes lui montent aux yeux et il est à deux doigts les laisser couler quand il entend un ricanement et reçoit une boule de neige dans le dos. Il se retourne et voit le lutin, sa pique sur l’épaule au bord de la mare. Le désespoir de Terglov s’envole, remplacé par la rage, il hurle en pataugeant pour rattraper le lutin qui s’enfuit à nouveau. Arrivé en haut de la pente à quatre patte, la colère et l’humiliation lui ont fait ignorer le froid, mais il tremble et courir est de plus en pus difficile, il a l’impression que le lutin le fait tourner en rond, mais l’attraper et le forcer à le ramener à la route est maintenant son seul espoir de rejoindre le fort. Le jeune garçon trébuche et tombe plusieurs fois, il ne sait pas quand il a arrêté de courir, mais il se rend compte qu’il marche désormais, s’accrochant aux troncs des arbres, le lutin ne court plus non plus, et semble l’attendre quand il oublie d’avancer. La branche à laquelle il s’accroche casse soudainement, et il roule dans le ravin. La face dans la neige, Terglov ne peut plus bouger. Ou plutôt, il ne veut plus bouger, trop fatigué. Trop froid. Trop honte. Plus rien à attendre de ce jour ou du lendemain, il se laisse glisser dans le sommeil sans même le sentir.
Un rayon de soleil perçant entre les pierres le dérange quand il ouvre les yeux.
Le garçon se redresse en sursaut sur une paillasse, dans une cabane si semblable à celle de la Porte des Marches qu’il croit d’abord avoir rêvé, mais, si la cabane de pierre sèche est là aussi appuyée contre un rocher, la voûte formée par celui-ci fait qu’il n’y a pas de toit à proprement parler. La pièce en elle-même est aussi beaucoup plus longue et le sol forme trois paliers, avec l’entrée située sur la partie la plus basse de la pente. Il entend des voix à l’extérieur. Le lit sur lequel il est allongé, enroulé dans des fourrures, est situé tout au fond de la pièce. Qui l’a amené ici ? Le lutin ? Pourquoi ? Les lutins ne doivent pas savoir ensorceler, il doit l’avoir amené à une fée ! Terglov se redresse doucement, une migraine lui vrille le crane, son nez lui fait mal, son genou droit aussi, en relevant la fourrure pour en voir la cause il découvre, outre un hématome couvrant l’articulation, qu’il est complètement nu. Un sentiment de gêne l’envahit, et il se demande à nouveau qui l’a ramené au sec en rougissant.
— Ah ben ’l’est réveillé!
Il se tourne vers la porte et voit entrer deux lutins. Il cherche de quoi se défendre autour de lui mais il n’y a rien. Il regarde les nouveaux venus les muscles tendus, calculant ses chances de les bousculer pour se faufiler dehors sans se faire attraper, puis se rappelle, que nu et sans bottes, il ne tiendrait probablement pas longtemps non plus dans la forêt. Les deux lutins portent une espèce de capuchon grisâtre qui leur couvre le visage jusqu’aux yeux. Le plus grand fait presque sa taille, c’est celui qui l’a fait tomber dans la mare. Il doit être plus vieux, et l’autre est si petit qu’on dirait un enfant. Le grand se penche sur l’âtre, allume une lampe à huile et la pose juste hors de la portée de leur prisonnier.
— C’est comment qu’on t’appelle ? Crache le plus grand.
Terglov détourne la tête, fixe son regard sur la paroi rocheuse: si le lutin n’a pas le pouvoir de l’ensorceler, il n’en reste pas moins dangereux, et il fera tout pour ignorer ses paroles empoisonnées.
— On n’a qu’à l’appeler un truc dégueu, genre « gros caca », dit le plus petit en lui piquant l’épaule avec un bout de bois.
— Bah c’est malin, tiens ! répond l’autre. Et arrête avec ton bâton, tu vas lui faire mal!
— Mais si, t’sais bien ! Souris elle nous a dit qu’leur nom ça les rend fous, qu’è donnent des noms de guerre méchants à leurs enfant pour qu’è gagnent à la guerre, alors qu’on les appelle avec un nom plus gentil ou drôle, ça les aide a nous comprendre au bout d’un moment… Même que c’est pour ça qu’è s’appelle Souris maintenant et plus Ecraseur-de-Verminasse ou j’sais p’us quoi…
Ce nom est baronnien, il s’agit probablement d’un soldat enlevé. Son père lui a expliqué qu’il vaut mieux considérer comme morts les soldats enlevés ou disparus, car quand on les retrouve, ils sont soit ensorcelés, soit possédés par une fée. Il se rend compte que cela ne présage rien de bon pour son propre avenir.
— C’est vrai, mais j’pense qu’on peut trouver plus gentil ou plus marrant que « gros caca », mmmh…
Il s’accroupit devant Terglov et le fixe d’un regard noir et intense. Le garçon détourne les yeux mais le lutin l’attrape par les joues en approchant son visage près du sien. Il commence à craindre que les lutin ne soient pas si inoffensifs après tout. Il ferme ses yeux de toutes ses forces.
— Moineau ? non. Brin d’herbe ? Mmmh. Ouais. Non. Non plus.
Le lutin soupire.
— Terre Glaise ?
Terglov rouvre les yeux en panique.
— Co… Comment !
Son nom habituel est bien trop proche de ce nom pour qu’il n’y ait pas de sorcellerie derrière tout ça.
— Bah quoi ? « Comment » quoi ?
Il répond dans un souffle.
— C’est presque mon nom. « Terglez ».
— Tu t’appelles pas « Arracheur » ou « Cassémassacre » ? Tu t’appelles « Presque Terre Glaise » ?
Terglov regarde le monstre un moment, il a l’impression que le lutin connaît déjà la réponse aux question qu’il pose, ou les trouvera dans son esprit bientôt avec sa sorcellerie. Si ça se trouve les lutins deviennent fées en vieillissant ?
— Non, souffle-t-il abattu. Mon nom, c’est TerrifiantGlorieuxVictorieux, mais c’est trop long alors on m’appelle Terglov.
— Eh ! « Terre Glaise » c’trop proche alors… Le lutin réfléchi encore un moment, puis reprend. On va t’appeler « Gadoue », ça reste dans le domaine de la terre et ça te rappellera comment on t’a attrapé ce matin ! T’es réchauffé ? T’as faim ?
— Gardez vos poisons, lutins !
Le grand lutin le regarde d’un air blasé, voire attristé, tandis que le petit éclate de rire en se roulant par terre.
— Si tu veux. Viens Fouille, on va bouffer dehors, le soleil est r’venu, quand ’l’aura faim, ’l’appellera.
Il souffle la lampe et ils ressortent de la cabane. Terglov réfléchi à la discussion qu’il vient d’avoir. Déjà, quel accent bizarre! Il ne pense pas avoir été ensorcelé, mais le saurait-il ? Dans tous les cas il ne peut plus s’engager au fort maintenant: même s’il arrive à s’échapper et qu’on apprend qu’il a été enlevé, ensorcelé ou pas, il n’échappera pas à l’exécution. Peut-être que s’il arrivait a retourner en Baronnie, il pourrait rentrer chez lui et attendre la campagne de levée… Il devrait bien sûr expliquer la perte des armes de son père, et faire face a une terrible punition, mais c’est possible. L’adolescent sort de sous la couverture de peau et inspecte silencieusement la cabane à la recherche de ses armes, de ses habits ou de quoi que ce soit qui pourrait lui être utile. Il se remet vite a trembler, et sa tête commence à lui faire très mal, il a peut-être de la fièvre, ce ne serait pas étonnant après avoir marché des heures dans la forêt glacée dans ses vêtements trempés. Il trouve une botte de légumes ressemblant à un genre de navets près de l’âtre, qu’il dévore aussitôt tout cru en pensant « Tiens, tu vas bien voir quand j’aurais faim, démon ! ». Il entend des éclats de voix a l’extérieur et se précipite sur la paillasse aussi vite que son genou le permet. Une troisième personne est arrivée, et il essaie d’écouter leur conversations entre les vagues de douleur causées par la migraine.
— Non mais c’était nous qu’on a voulu faire l’égarage ! On a l’droit même qu’on est ptitste ! Vieille pourrite !
— On savait qu’avec la grande assemblée y a personne qu’aurait le temps d’égarer, et pis en vrai j’pensais pas qu’on tomberait sur quelqu’un !
— Je sais bien pourquoi vous êtes là, je vous gardais à l’œil depuis votre départ… Mais l’égarage, c’est pas seulement piéger les soldats isolés, la conversation demande un peu de doigté et plus vous aurez vécu, plus ce sera facile.
— Tu dis pas qu’on est trop ptistes ! Pomme pourrite ! Patate pourrite toute ridée, j’te dis !
— Eh dis-donc Fouille ! J’ai rien de pourrite, et j’ai pas dit que vous êtes trop ptistes. J’ai dit qu’à mon avis, plus on fait, mieux on sait faire, et je vous propose de vous aider à apprendre. On peut faire ça toustes les trois, non… Ca t’irais Lichen ?
— C’est plus « Lichen », mon nom, c’est « Flaque » maintenant. Oui ça me va.
— Fouille ?
— …
— J’ai de la mélasse et des oeufs…
— Ouais, répond le plus petit après un silence. D’accord, mais vous me laissez lui dire des trucs alors. Des fois. Et on fait des gâtotons.
— Évidemment Moumou.
— J’suis plus Moumou, moi j’m’appelle « Fouille » !
— Pardon, tu sais, c’est que j’appelle touste le monde que j’aime « moumou », c’est même pour ca que t’avais voulu qu’on t’appelle comme ça… Il a mangé ?
— L’a pas voulu d’notre soupe, mais je lui ai laissé des navets, s’iel est pas trop bête, l’a mangé…
Terglov sent son sang quitter son visage. Les lutins lui ont tendu un nouveau piège et il est encore tombé en plein dedans.
Cette histoire de changement de nom le perturbe, peut-être qu’un démon ou une fée, prenant possession d’un corps, réclame qu’on l’appelle par son nom ? Les lutins seraient possédés aussi ? Mais pourquoi insister pour ne pas l’appeler lui par son nom ? Est-il déjà possédé ? Cherchent-ils à faciliter l’ensorcellement en changeant son nom ? La fièvre le terrasse maintenant, il tremble, même enfoui dans la fourrure, et a si mal a la tête qu’il retient difficilement un gémissement… Mais est-ce une fièvre normale ou l’ensorcellement a-t-il commencé ?
3. fée
Terglov se réveille en sursaut. La couverture glissée sous sa tête est trempée de sueur, mais la fièvre a l’air d’être tombée. Il n’y a pas de lumière filtrant entre les pierres, il doit faire nuit dehors. Le retour à la réalité est violent. Il se souvient de son cauchemar de manière extrêmement précise: des fées le retiennent prisonnier pour, une fois ensorcelé, le renvoyer sur le chemin du fort, devant lequel son père l’attend son épée à la main, et les fées rient et se moquent d’eux pendant que son père le coupe en morceaux de plus en plus petits. Il y en a eu d’autres, mais celui-ci l’a marqué. Il se rappelle vaguement qu’on l’a forcé plusieurs fois à boire une espèce de tisane.
— Ne fais pas de bruit, iels dorment.
Le garçon se retourne d’un coup et trouve la fée assise sur la paillasse d’à côté. Elle a une apparence un peu étrange. Elle lui fait penser à la fois à sa mère — avec sa robe brodée rehaussée de fils de cuivre, ses bracelets et colliers pareillement brillants, sa chevelure bouclée, longue et grisonnante, parsemée de tresses complexes elles aussi agrémentées de fils dorés, et ses yeux soulignés de noir — et à son père — avec sa barbe soigneusement taillée et surtout la cuirasse d’officier de la légion usée qui a du mal à s’adapter à son ventre. Terglov se dit qu’elle a du voler le corps d’un soldat il y a longtemps (vu la longueur de ses cheveux !), et que l’équipement militaire n’est plus adapté au physique de sa proie. La fée pose une main chaude sur son front, puis lui tend une pile de vêtements.
— Tiens, la fièvre est tombée pour de bon, tu peux remettre tes fripes, je les ai lavées hier.
— Hier ? Ça fait combien de temps…
— La nuit est bien avancée, et tu as déliré toute la nuit et toute la journée d’hier, tu nous a fait peur…
— C’est ça, ouais, vous aviez peur de ne plus rien avoir à ensorceler !
La fée l’ignore et lui tend une tasse de tisane. Il est à la fois épuisé et affamé. Et passablement résigné: son retour en Baronnie est impossible, comme en témoigne son cauchemar, il ne reverra jamais sa famille, et quitte a finir ensorcelé, autant en finir. Mais quand qu’il prend la tasse dans sa main, la chaleur qui se répand dans ses paumes et remontent le long de ses muscle le sort de sa léthargie et il prend la résolution de lutter, aussi faible son corps et ses moyens soient-ils, contre la volonté des fées. Il ne leur facilitera pas la tâche. Cette résolution vacille à nouveau la seconde suivante au moment où la mélasse sucrant l’infusion vient caresser ses papilles.
— Tu viens de quelle région ?
— Je suis né dans le sud de la Baronnie.
— Vers Val-des-Braves ?
Il est surpris que la fée connaisse Val-des-Braves, certes le plus gros bourg de sa région, mais tout de même à plus de dix ou douze jours de voyage de là.
— Un peu à l’ouest. Je suis né à Gloire-au-Vainqueur.
— Ça me dit quelque chose, j’y suis peut-être passée pendant une campagne de levée.
— Vous voulez dire que le soldat dont vous avez volé et profané le corps y est peut-être passé ?
La fée prend un air contrit et soupire. Terglov détourne le regard et déplie ses chausses pour les enfiler, puis il passe sa chemise, ainsi que son gilet de laine.
— Où sont mes bottes et mes chaussettes ?
Ce sont de bonnes chaussettes de laine tricotée, il les a achetées au prix fort au début de son voyage, ses propres chaussettes d’hiver héritées de son père n’ayant pas survécu aux premières lieues de marche.
— Vois ça comme une tradition, quand on accueille un « invité », c’est pour discuter, et on préfère lui prendre ses bottes plutôt que de s’embêter avec des histoires de cordes ou de manilles, ça rend la conversation plus… fluide.
— C’est pour pas que je parte ?
— Disons que ça te compliquerait la tâche, surtout dans la neige. Tu ne te demande pas sur quoi portera la conversation ?
— Bah c’est connu: vous ensorcelez les gens avec des paroles empoisonnées !
— Pourquoi as-tu refusé la soupe ? Si ce sont nos paroles qui sont toxiques, nous n’avons pas besoin d’empoisonner tes repas…
— Je sais pas, j’avais pas confiance. Les lutins sont fourbes, avec leur corps qui ressemblent à des enfants.
— Ce sont des enfants, tu sais ? Flaque est à peine plus jeune que toi… Comment voudrais-tu que je t’appelle ?
— Le démon m’a déjà infecté c’est ça ? Vous l’appelez pour qu’il me contrôle ?
— Non, il n’y a pas de démon. Mais c’est important d’avoir un nom, et celui que ton père t’a donné est porteur de trop de… violence de sa part pour que je veuille l’utiliser pour toi. Je sais que les ptistes t’ont appelé « Gadoue », mais c’est le genre de nom qui, s’il n’est pas choisi, sonne trop comme une moquerie à mon avis.
— Mon nom c’est Terglov !
Il a voulu dire « TerrifiantGlorieuxVictorieux », mais l’habitude a pris le dessus.
— Je sais, mais cette syllabe finale est extrêmement violente à mes oreilles. Tu sais comment un soldat gagne le droit de nommer son fils ainsi ?
— Évidemment: les hauts faits de mon père sont si impressionnants qu’il lui ont valu le droit de nommer ses fils « GlorieuxVictorieux ».
— Tu sais en quoi consistaient ces hauts faits ?
— Euh. Il a tué plusieurs fées dans une bataille.
— Exactement. Quand une personne de mon peuple entend le nom d’un baronnien qui se termine par « glov », ou « brav » ou tout autre son en V, elle sait qu’elle se trouve devant le rejeton d’un assassin.
— C’est la guerre, on tue à la guerre, on n’est pas des assassins !
— « Tu » n’est pas un assassin. Ton père si, tout comme le mien. Les Barons valorisent l’assassinat, sous couvert d’une guerre qu’ils sont les seuls à vouloir, et dont ils sont les seuls à tirer un bénéfice. Depuis des décennies qu’elle dure, les seuls baronniens tués l’ont été pour protéger mon peuple, si les soldats restent sur la route et dans leur fort, il ne leur arrive rien.
— C’est Ayrée qui a déclaré la guerre, c’est bien connu ! les Marches c’est au Baron, pas à la Reine des fées !
La fée, à nouveau, soupire l’air peiné.
— J’oubliais d’où tu viens, laisse moi te raconter mon histoire. Tu me comprendras mieux. Je te demanderais bien de garder l’esprit ouvert mais j’ai bien peur que tu prenne ça pour une tentative d’envoûtement.
EcraseurdeVermineVictorieux, Ecraverv, est né à Combat, fils du Gouverneur EgorgeurVirulentGlorieuxVictorieux il y a une cinquantaine d’années. Combat est une grande province, proche de la capitale, et il a même été page au palais du Baron quelques années. On n’y racontait pas l’histoire des « Fées d’Ayrée » comme on la raconte dans les campagnes plus reculées. C’est l’état-major du Baron, pour apaiser des conflits entre la Guilde des Charbonniers et celle des Scieurs sur le Plateau des Batailleurs, qui a proposé de briser la Trêve des Marches. Pour rassembler la Baronnie comme un seul homme face à l’Étrange, l’un d’eux a imaginé cette histoire de fées et de lutins, voleurs de corps et ennemis naturels des baronniens. Les élites de Baronnie se moquaient dans son enfance de la crédulité des paysans. Le traité des Marches avait été signé entre le Baron de l’époque et les représentantes des divers habitants les Marches et les montagnes derrière elles. Dans le patois des montagnes, une assemblée de personnes ou de peuples œuvrant dans la même direction s’appelle une « fédération », et ses membres, des « fédéré·es ». La principale raison de ce traité avait été, selon la fée, la peur des Barons de voir leurs propres sujets rejoindre cette fédération, ainsi que la volonté de paix des villages les plus frontalier de la Baronnie. Les fédéré·es n’ont pas de reine ni de baron, Ayrée n’a jamais existé, tout comme les fées et les lutins, qui ne sont que les personnes habitant les Marches, et les ensorcelés, toujours selon elle, sont des baronniens qui ont simplement choisi de rejoindre la fédération.
— Je faisais partie des officiers de Fort Tranchant, j’ai été blessée lors d’une escarmouche, abandonnée par mes hommes qui ont fuit l’embuscade. Je me suis réveillée dans une cabane de ce genre, avec pour seule compagnie un « ennemi », blessé lui aussi, peut-être par moi, aucun·e de nous ne parvenait à se rappeler des détails de la bataille. Sa blessure était moins grave que la mienne, nous avons longuement parlé, puis après quelques semaines, quand je fus sur pieds, il est parti. J’ai passé le reste de l’hiver seule, avant de quitter la bicoque au dégel, laissant mes armes derrière moi, dans la direction opposée à celle du Fort.
— Arrêtez de dire « moi », « je », c’était pas vous ! C’était Ecraverv !
— Ecraverv est mon passé, si je ne peux pas dire que je suis « la même personne » c’est simplement que j’ai vécu plus de trente ans depuis, j’ai appris, j’ai changé, je suis plus heureuse, en paix.
— Voleuse de corps ! Toi-même, tu te trahis en parlant de toi comme d’une femme !
Les muscles de la mâchoire de la fée se contractent brusquement.
— Je vais laisser passer l’insulte cette fois-ci. Est-tu encore l’enfant qui ne savait pas qu’une bouilloire est trop chaude pour être attrapée par autre chose que sa poignée ? Est-tu toujours celui qui ne savait pas compter ? Ou même parler ? Tu as appris, depuis. Tu as vécu. Je me suis brûlée sur la bouilloire des Marches, et j’ai appris, changé d’avis… Pour ce qui est de parler de moi « comme d’une femme », dans les Marches, comme dans les montagnes, ce que tu as ou pas entre les jambes à ta naissance n’a que peu d’importance sur ce qu’on pense de toi. Toute personne parle pour elle, et parler pour soi, comme le reste, ça s’apprend. Les enfants ne sont ni des « filles » ni des « garçons ». Jusqu’au jour où l’un ou l’une d’iels demande qu’il en soit ainsi. C’est pareil avec le prénom, si on leur en donne un tant qu’iels ne parlent pas, il n’a plus lieu d’être dès lors qu’iels savent demander qu’on les appelle autrement. On les laisse décider.
— Mais laisser les enfants décider c’est dangereux !
— Dit l’adolescent de, quoi ? Quatorze ans ? Qui a décidé de s’engager dans la Légion…
Terglov roule les yeux au ciel… Comme s’il était un enfant !
— Tout ça pour dire que moi, j’ai décidé il y a quelques temps maintenant de me « considérer », disons, comme une femme.
— Mais à quoi ça vous sert ? Vous voulez tout décider tout le temps !
— Je ne sais pas à quoi ça « sert » aux autres, mais j’ai la certitude que ne pas choisir d’avoir été considéré comme un garçon dans ma première vie ne m’a « servi » à rien, ça ne m’a rien appris. Je parle beaucoup d’apprentissage, c’est le plus important pour moi, de me rappeler qu’on apprend toute notre vie. Je veux apprendre encore, j’expérimente, et cette décision me permet d’en apprendre plus sur moi, sur mes choix passé, et sur ce qui n’était pas des choix de ma part mais, disons, des choix faits par la Baronnie. Ça me permet de mettre un peu de distance entre Ecraverv et moi, Souris, de me voir sous un autre angle, si tu veux, et de continuer à apprendre.
— C’est trop bizarre votre truc. Et les autres, c’est des filles aussi ?
— Ça n’est pas très poli comme question, tu pourrais te dire que ce sont juste des personnes, non ? Est-ce si important pour toi ?
— Ben c’est que d’habitude, on sait tout de suite, les filles on les reconnaît, mais là on sait pas !
— C’est très bien de pas savoir, ça veut dire que tu as des choses à apprendre… Tant que tu ne sais pas, ou que tu parles de plusieurs personnes, tu n’as qu’à dire « iel », c’est ce que font la plupart des gens ces derniers temps…
— C’est trop bizarre votre truc. Encore.
— Tu peux décider des choses pour toi, toi aussi… Par exemple, quel nom voudrais-tu qu’on te donne ?
Son premier réflexe est de répondre son nom complet, le second, son diminutif habituel. Mais cette histoire de « v » assassin le tracasse quand même. C’est vrai que son prénom en dit plus sur son père que sur lui… Il réfléchi un moment. Il est hors de question qu’il se fasse appeler « Gadoue », mais c’est vrai que plus jeune, dans le feu de l’action et des jeux, ses amis l’appelaient « Ter ». Il trouvait même ça plutôt agréable, comme s’il était une autre personne que le Terglov de sa mère, ou le TerrifiantGlorieuxVictorieux de son père. « Ter ». Ça évoque évidemment de la terre. Comme la terre dans laquelle sa mère faisait pousser son potager — il aimait bien l’aider quand il était plus jeune. La terre meuble et molle dans les bois, sous la neige. La terre tassée du chemin ou celle, compactée en béton, du mur de la bergerie du voisin. La terre de la cour de sa maison, qui est aussi celle du chemin, donc la même que celle de la forêt, ici, la même terre, partout.
— « Ter ». Comme de la terre. Pas de la gadoue.
— J’aime bien. Bonjour Ter, je m’appelle Souris. Tu connais les gâtotons ?
Les deux autres devaient être réveillé·es parce qu’iels se sont précipité·es sur Souris en hurlant:
— Ouais des gâtotons ! Des gâtotons à la mélasse !
4. choix
Ter connaît les « gâtotons ». Enfin, pas sous ce nom là: ses amis et lui les appellent des « biscuits brûlés », parce que c’est souvent le cas… Pendant un temps, il a presque oublié sa situation, avec qui il se trouvait… Non qu’il soit complètement convaincu par les propos de Souris sur cette histoire de « fédéré·es », mais la joie de Fouille et la perspective d’un repas de fête l’a sorti de ses problèmes. Souris a détaché la garniture de son casque avant de s’en servir comme d’un gros récipient pour préparer un mélange de farine, d’œuf battus, d’eau et de mélasse, pendant que Fouille et Flaque couraient chercher des baguettes de coudrier à l’extérieur. Ensuite, tout le monde se servait une poignée de pâte collante à enrober au bout de son bâton pour cuire son biscuit au dessus des braises. Toute la difficulté était de faire tourner la baguette régulièrement pour ne pas brûler son biscuit… Fouille a eu l’air déçu de ne pas lui faire découvrir les « gâtotons », et Ter s’est surpris à lui préciser que c’était la première fois qu’il en mangeait à la mélasse au lieu du miel, comme pour lui remonter le moral. Il s’est questionné à ce moment là sur la chaleur dans sa poitrine quand il a vu un sourire de fierté revenir sur le visage du lutin. Il se rend compte maintenant que c’est la dernière fois qu’il l’a considéré comme tel, un « lutin ». Quand les autres sont retourné·es se coucher, il est sorti se soulager et respirer à l’extérieur.
Il est assis devant la cabane, et regarde le ciel pâlir et le soleil qui va se lever, à l’abri de la voûte sous laquelle elle est construite. Il repense à sa discussion avec Souris, qui a continué sur un ton plus léger autour du feu. Ter lui a demandé, puisque d’après elle, Fouille et Flaque étaient des enfants, s’il était normal pour son peuple de les envoyer faire la guerre et chasser des soldats dans la forêt. Fouille a répondu qu’il n’est pas un soldat, mais un « ptiste » lui aussi et Flaque a essayé d’expliquer que l’égarage n’avait rien a voir avec la guerre. Après que les deux plus jeunes ont exprimé leur opinion, Souris a pris la parole.
— Toi et moi avons grandi dans une civilisation violente, où l’on apprend aux garçons que la victoire dans un combat physique à mort surpasse tout, que la gloire associée nous apportera argent et confort social. Quel age avais-tu quand tu as appris d’où ton père tenait ses privilèges ?
— Ses droits d’eau ? Euh, je pense que je l’ai toujours su…
— Donc il t’a appris très jeune que vaincre un ennemi désigné pouvait te donner le droit de taxer tes voisins pour le reste de ta vie…
Ter s’est retrouvé, à ce moment là, face aux questions insistantes de Fouille, qui n’avait apparemment aucune idée de ce qu’était un patron de moulin ou même une taxe. Après l’interlude, Souris a repris.
— Donc tu n’a pas été « envoyé chasser des soldats » alors que tu étais un jeune enfant, mais on t’a appris que tu devrais le faire un jour si tu voulais un certain confort dans ta vie. La seule raison pour laquelle on a attendu que tu grandisse un peu pour t’y envoyer, c’est que tu avais plus de chances de revenir victorieux aujourd’hui qu’il y a dix ans.
— Mais c’est pas pareil !
— Si tu veux. Flaque t’a aussi expliqué que l’égarage n’est pas la guerre. Si tu avais eu l’air d’un soldat plus aguerri, plus âgé, mieux armé, iels ne t’auraient pas attiré ici. Tu ne les aurais probablement pas vu, et dans le cas contraire, j’étais présente pour les aider. Tu sais, nous sommes un, ou plutôt, des peuples pacifistes, en ce que nous recherchons a garder la paix, mais aucun·e de nous n’est non-violente. La guerre, toutes les guerres, détruisent le monde, toustes y perdent, elle est par trop présente, et si mon pacifisme consiste à l’éviter autant que je le peux, il ne m’interdit pas pour autant de me défendre. Quand Fouille et Flaque ont décidé de venir ici, je les ai suivi de loin. Je pense que Flaque le savait.
— Bah oui, pas tout de suite, mais dans l’pierrier t’as fait plein de bruit !
— Hé hé hé, bravo… Je ne crois pas m’avancer en disant que se savoir autonomes, libres de leurs décisions, mais pas tout à fait seul·es, les a aidé·es à prendre certains risques, comme égarer un adolescent épuisé et sous-équipé, et qu’en t’écoutant, iels ont appris et apprendront plein de choses sur un monde qu’ils ne connaissent. Je pense que toustes autant que nous sommes, ici, à grignoter et discuter, nous construisons le monde pour nous et détruisons la guerre. Parce que je suis née là-bas, que j’ai fuis ici, qu’iels sont nées ici et veulent défendre cet endroit, leurs vies, leurs proches, et que les tiens te poussent à détruire ce monde-ci depuis que tu sais marcher. Mais nous parlons. Et il y a des gâtotons.
— Mais si tu veux vraiment que la guerre existe plus, faudrait pas que les gens sachent que ça existe… Pourquoi tu les accompagne ici au lieu de les empêcher de voir ça et d’apprendre comment on fait la guerre ?
— Y’a des qui pensent comme toi, ceusse qui sont plus loin des Marches, mois j’suis contenste d’être venu·e avec Fouille, et que Souris nous a rejoint. C’est pas parce que je vois la guerre, ou des bouts de ton monde, que je veux faire pareil. Mais les bouts de ton monde que Souris et toi vous avez décrit, ben ça me fait mieux comprendre pourquoi t’es là, et pourquoi l’égarage c’est le plus important. C’est pas toi l’ennemi, c’est le monde de la Baronnie.
— Encore une fois, je pense qu’apprendre et comprendre est ce qui est le plus important. Savoir qu’une chose existe et est dangereuse ne suffit pas a s’en protéger. Mais savoir comment elle fonctionne, l’observer, la regarder de près, tout en se rappelant qu’elle est dangereuse, nous met sur la bonne voie en tout cas. Ces peuples plus éloignés, en se coupant des Marches, de peur que la guerre « n’infecte » leurs enfants, la comprennent si peu qu’iels ne la reconnaissent pas quand elle s’installe dans leur vie. Depuis quelques années, une vallée du nord, sous le Pic des Vents, n’envoie plus de représentanstes aux grandes assemblées. Iels considèrent désormais que les personnes vivant trop près des Marches sont « contaminées » par la guerre, donc infréquentables. Iels ne se rendent même pas compte qu’en se coupant de la fédération, en nous considérant comme « Autres », iels sèment les graines de la guerre entre nous.
— Pomme il m’a dit que leurs enfants s’en vont parce qu’iels ont bien compris qu’on leur cache des trucs et veulent savoir ce que c’est, alors les vieuxes les gardent prisonnièrses dans la vallée !
— Je n’aime pas trop cette idée de « prisonnièrses », mais c’est un peu l’idée. Plus iels ont peur des « Autres », plus iels limitent les échanges. Et plus les échanges sont limités, plus la vie est rude… Quel gâchis ! Je pense qu’on va ré-essayer de prendre contact avec iels au printemps, j’espère que le Baron nous laissera assez tranquille cette année pour qu’on ait le temps de s’occuper de nos autres problèmes…
— Tu n’aimes pas l’idée de « prisonnièreusseuh », mais alors qu’est-ce que je suis moi ?
Souris l’a considéré en se tapotant le menton un moment, puis a dit en souriant.
— Tu es égaré, on t’a recueilli et on essaye de t’aider à te retrouver… Si tu cherches tes bottes, elles sont suspendues contre le mur devant la cabane…
Iels sont toustes allé·es se coucher peu de temps après, Fouille tombant littéralement de sommeil. Ter n’a pas sommeil. Il est agité. Il a l’impression d’avoir trop dormi pendant sa maladie. Il entend son père lui crier dans les escaliers que seuls les paresseux tombent malades, et « descend charrier du bois, ça te réchaufferas, sinon… ». Il réalise qu’il n’a jamais attendu la suite, il ne sait pas ce qu’il aurait pu se passer après ce « sinon ». Son père, si autoritaire et agressif dans ses paroles, et tout en jouant de cette menace quand même, n’a vraiment levé la main sur lui que ce jour où il l’a défié. Il trouve presque drôle de ne s’en rendre compte qu’ici, hors du monde, trop loin, trop tard. Est-ce vraiment « trop tard » ? Ses parents savent qu’il a fugué, son père a sûrement deviné sa destination, et chaque jour il s’attendait à être rattrapé, jusqu’à la dernière auberge. Ce matin là, en la quittant, il s’est dit au contraire que si son père ne l’avait pas encore rattrapé, c’est qu’il avait son approbation. Ou au moins quelque chose d’approchant. Il a probablement fait demi-tour dès qu’il a eu confirmation que son fils partait vers les Marches. Ter pourrait donc, en théorie, enfiler ses bottes, reprendre son nom complet, faire semblant d’être resté en Baronnie, et tout simplement rentrer chez lui, faire face a son père, et reprendre sa vie… Sauf que sa vie est d’ores et déjà planifiée, même si son retour ne posait aucun problèmes, dans six mois, la campagne de levée passera par le village et ensuite l’Armée, les classes, et puis les batailles, peut-être contre Souris, ou Flaque ! Il en est là de ses réflexions quand Flaque lui tapote sur l’épaule.
Il ne l’a pas entendu·e venir, iel s’assoit à ses côtés.
— C’est beau le ciel tout rose comme ça, je l’vois pas souvent parce que j’aime bien m’lever tard, mais j’aime bien le lever du soleil, ça m’fait comme une grosse respiration, ça m’rassure que rien n’est fini…
— J’y avais pas pensé comme ça… Moi je le vois — voyais — souvent se lever. Mon père était toujours à me répéter que se lever avant l’aube c’est le meilleur moyen de pas perdre sa journée. Alors en général, quand le soleil se levait, j’étais déjà à porter le bois ou l’eau ou je sais pas quoi…
— Porter où ?
— Comment ça « porter où » ?
— Ben tu portais du bois pour quoi faire ?
— Juste pour « porter », « où » ça n’a pas d’importance, de toutes façons, une fois la charge posée, fallait que je la ramasse pour la porter ailleurs…
— Quoi ? J’comprends rien… Tu portais des trucs pour porter des trucs ? Mais ça sert à quoi ?
— Pour me rendre plus fort ? Pour me punir ? Je sais pas vraiment en fait… C’est mon père qui me demandait ça.
— Et tu veux retourner là-bas pour porter des trucs qui servent à rien ?
Ter pousse un soupir.
— Je sais pas. C’est pas si simple… Je pense pas, mais en même temps c’est mon monde, moi, je connais que ça.
Pour dire vrai il pense surtout à TrancheSabre, et un peu à Brisécasse. Tout compte fait, l’ambiance de la cabane lui rappelle la maison des Vieilles, qui, si elles s’immiscaient rarement directement dans leurs conversations, ont probablement joué un grand rôle dans le changement de perspective de son ami. Il s’entendrait à merveille avec Souris…
— Moi je pense que tu nous connais nous maintenant, et puis… Le jour où on t’a égaré, pendant que t’étais dans les choux, je suis retourné·e à la route pour prendre tes affaires, mais y avait un vieux gars, avec un manteau rouge de soldat et une épée.
— Un soldat du fort ?
— Non, il suivait tes traces… J’me suis planqué·e dans le grand sapin et j’ai plus bougé, j’ai jamais eu aussi peur. Bref, le gars a ramassé ton sac, puis il a suivi tes traces jusqu’au bord de la route. Il a crié ton nom. Ouais, j’ai cru qu’il t’avais appelé « Terre Glaise » mais je trouvais ça bizarre pour un nom baronnien. Il a crié encore une ou deux fois, puis il a secoué la tête, et après avoir jeté un truc dans le fossé il est reparti d’où il est venu.
— Qu’est-ce qu’il a jeté ?
Flaque lui tend une boule de laine rouge.
— J’voulais la garder pour moi, elle est bien chaude, mais Souris dit que c’est à toi et pas au vieux alors tiens…
Ter prend l’écharpe et fourre son nez dedans. Il se doute bien qu’il s’agissait de son père, qui, regrettant leur dernier échange, a voulu lui faire des adieux plus apaisés. Mais c’était aussi son père, à peine à quelques heures derrière lui, qui n’a pas suivi sa piste dans la forêt, qui n’est pas venu a son secours, et qui l’attendra probablement épée au clair s’il ose rentrer, maintenant qu’il pense son fils « ensorcelé ». En bâtissant dans sa tête, pour le voir immédiatement s’effriter, l’espoir d’un retour à une vie normale, il éclate soudain en sanglot. Il est à peine surpris quand Flaque passe un bras sur ses épaules et l’attire contre iel.
— Vas-y pleure, mais t’inquiète pas, va, y a rien de grave, rien n’est fini, et tout commence… R’garde le ciel, il fait ça tous les matin !
Au bout d’un moment ses sanglots se sont calmés, il se redresse et regarde par terre, gêné d’avoir laissé une tache humide sur l’épaule et la capuche de Flaque. Il n’avait jamais été consolé, sauf par sa mère, et pas depuis si longtemps !
— T’inquiète pas j’te dis ! Des fois on a besoin de chialer parce que c’est dur. Des fois on a besoin d’amour pour se décider.
— Je fais jamais ça…
— Pleurer ? Pourquoi pas ?
— Ben c’est pas ce que font les soldats tu vois !
— Alors moi, on m’a pas appris depuis tout ptiste a vainqueurer et tout, mais j’ai déjà été regarder les soldats du fort d’assez près et j’suis certain·e qu’è chialent leur mère tout c’qu’è peuvent dès qu’è croient qu’on les voit pas…
— Dis, pourquoi tu garde toujours ton capuchon, même dedans ?
— Déjà c’est moi qui l’a fait alors j’le porte tout l’temps, et puis j’me suis coupé les cheveux trop courts avant de partir, ça m’fait froid dans l’cou !
Ter laisse échapper un petit rire.
— Du coup c’est pas pour être mystèrie… eeuux ? …euxe ? C’est dur de parler comme vous…
— Tu vas t’y faire, moi aussi je trouve bizarre comment tu parles. Et ouais j’aime bien être mystèrieuxe, mais surtout j’ai froid dans l’cou ! Bon, je vais me coucher, tu viens ?
— Je vais regarder le monde commencer un moment, j’arrive. Merci.
— De rien, ça m’a fait plaisir. Bonne nuit !
— Dors bien, Flaque…
Iel regarde pensivement l’horizon.
— J’crois ça sera « Ciel Rose » à partir de demain…
***
Quand Ter se réveille, les autres ont déjà commencé à s’activer. Il enfile ses chaussettes et ses bottes, enroule son écharpe autour de son cou et rejoint Souris devant l’âtre. Elle est en train de cuire le reste de pâte à gâtotons sur une pierre.
— Nous repartons aujourd’hui. Les autres vont bientôt rentrer de l’assemblée, on va devoir discuter des prochains mois. Et puis faire la fête. Je pense qu’on rentre surtout pour la fête.
Souris regarde l’écharpe puis retourne le biscuit.
— C’était bien ton père alors.
Ter opine et soupire en se remplissant une tasse de tisane.
— Tu sais que retourner là-bas est très dangereux pour toi ?
— Oui, évidemment.
— Bon. Et tu sais que tu es bienvenu avec nous ?
— Je crois.
— Je me doute que tu n’es pas forcément convaincu, que ton père, ton monde, te parle encore dans ta tête, mais tu n’as pas besoin d’être convaincu pour nous suivre, juste de douter un peu. Je sais que c’est une situation compliquée, que ça ne ressemble pas vraiment à un choix. Quitter un monde qui veut ta mort et aller vers un autre qu’on t’a appris à craindre… Mais, si je suis désolée que ce soit ton cas, sache que tu n’es pas le seul face à ça: tous les ans, nous égarons des recrues, certain·es, de plus en plus, retournent en Baronnie pour parer à ces rumeurs stupides de fées et de lutins en discutant dans les auberges et les marchés. Un jour cette folie s’arrêtera. Si tu nous rejoins, rien ne t’empêche de retourner voir ta famille ou tes amis d’ici quelques mois, en prenant quelques précautions… Et probablement en évitant ton père !
Ter entend la voix de Flaque (non, Ciel Rose ?) et Fouille à l’extérieur.
— Souriiis ! faut qu’on y aille, va faire nuit bientôt et on va rater la fête !
— Mais elle va durer au moins trois jours ! Je dis au revoir à Ter, j’arrive !
Souris prend le biscuit et le casse en quatre morceaux, et en confie un à Ter, avant de sortir. Sur le pas de la porte, elle se retourne.
— Reste ici autant de temps que nécessaire. Si tu veux nous rejoindre, prend le sentier qui monte sur la gauche en sortant. Suis ce chemin sur la crête et quand tu arrive à un gros rocher en forme de poulet au bas d’un pierrier, fait un petit feu, assied toi à l’abri et attend que quelqu’un·e vienne te chercher. À très bientôt j’espère !
Leur départ est si soudain que Ter, à peine réveillé, sidéré, la suit sur le perron de la cabane en bredouillant.
— Mais… Mais…
Ciel Rose le sert fugitivement dans ses bras en murmurant un « à bientôt » , pendant que Fouille lui fait un signe de la main en lui tirant la langue, puis les deux se lancent dans le chemin en pente. Souris est déjà en route, s’aidant d’un bâton. Ter n’avait même pas remarqué qu’elle boitait tant.
Seul.
Son regard court des ptistes à Souris, puis à sa tasse fumante dans la main gauche, son biscuit dans la droite, puis à Souris à nouveau, et aux ptistes.
Rester seul. Tout seul. Passer quelques semaines, ou quelques jours seul, pour réfléchir. Pour penser. Seul, sans parler.
Non ! Il a trop peur de ce silence qui tombe déjà, il ne veut pas rester seul ici, pas une heure, il préfère se jeter dans ce monde inconnu, apprendre à le connaître. Il veut apprendre ce nouveau monde, apprendre de quoi il est capable, rire et réfléchir avec des gens. Avec des ami·e·s ? Laisser son père l’oublier, et retrouver un jour TrancheSabre et Liseron. Si son père veut le tuer, s’il se plaît dans les Marches, il pourrait même les ramener ici, les « égarer », eux-aussi. Iel-aussi ? Et puis si son père a raison, c’est de toutes façons trop tard pour lui, autant aller jusqu’au bout et voir comment vivent ces « fées d’Ayrée » fédérées…
Il sort de ses pensées pour s’apercevoir que les autres sont déjà invisibles derrière la courbe du chemin… Ter regarde ses mains à nouveau, puis enfourne le biscuit dans sa bouche, se brûle la langue avec la tisane en vidant sa tasse, ramasse une brassée de neige qu’il jette sur le foyer, attrape sa vieille couverture sur la paillasse et il ressort en courant si vite qu’il fait tomber, dans un vacarme qui ne le fait même pas sursauter, le chapel et la pique appuyés jusque là contre le mur.
— Attendez ! Attendez-moi ! J’arrive !