Beau Boulot !

Une histoire de petites mains, sans qui tout se casse la gueule, décident de forcer quelques richous à partager leur enclave de richous toute neuve. Je l’avais écrite pour répondre à un appel à texte pour la revue Géante Rouge n°31, qui l’a publiée et j’en suis bien content.

et la brochure en pdf.

Je referme la porte en plastique en sortant de chez moi, et je respire un grand coup. Ça sent bon aujourd’hui, c’est iodé, et les odeurs de forêt brûlée du mois dernier ont fini par s’évaporer. Je cherche mon tabac dans ma poche, réflexe inutile depuis presque dix ans. Je cale la porte d’un coup de pied dans le coin du bas. Ça fait deux ans que ça déconne, faudra que je m’en occupe un de ces jours. Je suis une des dernières habitantes du bloc, les marées grignotent la zone C petit à petit, mais juste pour voir l’océan le matin en sortant de ma chambre, j’ai pas envie de me casser. L’ironie d’être face à des tonnes de flotte imbuvable tout en vivant dans une société qui laisse des millions de gens crever de soif m’épate tous les jours.

Je tourne le dos aux vagues et m’engage dans l’allée en faisant bien gaffe à pas regarder le terrain de golf ou les reflets iridescents de la bulle qui le protège. Je lui préfère l’ambiance bidonville 2.0 : des allées de préfabriqués en plastique, conçus pour durer vingt ans, qui commencent en fait à se déliter au bout de sept. Les trois quarts prennent l’eau, et une bonne moitié est dans une zone dangereuse, comme le mien. Je croise les gosses qui courent vers l’ancien centre aéré, en bordure de la zone. C’est une meuf du coin et des volontaires qui s’occupent des enfants. Iels ont l’air de bien l’aimer parce qu’iels l’appellent toustes « Mamie ». Il y a un vieux banc en palette devant le préfa d’Yaya qui craque quand je pose mon cul dessus.

— ‘Chier.

Si je bouge pas il va tenir. Je crois. J’espère qu’elle va pas traîner. J’ai envie de fumer. Ces derniers jours, ça me manque terriblement. C’est la faute du contexte : le bleu de travail, l’attente, l’ennui. Évidemment c’est aussi la mort de Coco. Mais ta gueule ! Sors de ma tête. Je veux pas y penser, j’ai déjà trop la haine, après je vais être conne et je vais en mettre plein la face de la gamine, et elle n’a rien demandé. Sa vie est assez pourrie, je vais pas lui tartiner une couche de vieille punk irascible. Bon. J’ai quand même envie de fumer et elle est à la bourre. Le banc craque encore.

C’est pas non plus comme si on avait grand-chose à foutre, mais j’aimerais avoir le temps de la briefer un peu avant l’embauche. J’essaye d’oublier que j’ai envie de fumer, je m’étire en baillant, le banc casse et je me vautre.

— Merdeuuh !

Je me lève en grognant, et je vais m’appuyer contre le mur en lissant la seule mèche de cheveux que je n’ai pas rasée. Je me rends compte au bout de 20 secondes que je pose, et deux pensées me viennent en même temps à l’esprit : la place est déserte, alors qui j’ai envie d’impressionner ? Et aussi, si j’avais une clope, esthétiquement, ça en jetterait plus.

À défaut, et même si le soleil se lève à peine, je quitte ma chemise à carreaux à peine raccommodée et je l’attache autour de ma taille. J’arrange mon débardeur pour que la bretelle gauche ne recouvre plus le A cerclé sur ma clavicule et je croise les bras pour mettre en valeur la tête de mort sur mon biceps. Les tatouages sont plutôt démodés maintenant, je pourrais aussi bien frimer avec un T-shirt Pierre Bachelet. Mais je m’en fous, le dernier je l’ai fait quelques semaines après avoir pris ce boulot chez QP, juste pour faire chier Roquet, le flic en chef. Ce con m’avait demandé la veille sur le ton de la conversation « c’est ta date de naissance sur ton bras là ? C’est mignon, mais t’as dû te tromper de décennie ! ». Pour une fois je lui avais répondu que c’était un souvenir de la journée de la « fête aux flics » le 13 décembre 2027, quand on avait cramé, entre autres, le 36 quai des orfèvres , et puis plusieurs casernes et comicos dans le pays. Il n’avait pas rigolé, mais du coup, pour clarifier les choses, le soir-même j’ai tatoué « ACAB » sous l’œil gauche. J’en ai chié et le lettrage est assez moche, mais tous les jours je vois le résultat sur la gueule du connard en chef. C’est jouissif.

J’arrange la chemise pour dégager ma ceinture, et surtout Roger, mon marteau. Sincèrement, le seul truc qui m’a fait retourner bosser le lendemain de mon premier jour dans ce boulot il y a 4 ans, c’est de fantasmer les dégâts que je pourrais faire avec. C’est pour ça que je m’en sépare plus. 850 grammes d’acier C45 au bout d’un manche en fibre incassable rouge et noir. Il est beau, du pur kif de « réparer » les conneries des ingénieurs avec ce truc. Pitié, donnez moi une occasion, aujourd’hui. Merde, je pense à Roquet, direct je me vois lui rectifier la mâchoire. Et j’ai toujours envie de fumer. Ça me gave. Je tape du plat de la main sur le mur en plastique du préfa.

— Oh ! Yaya ! Je gueule. Tu fous quoi ?

Je me sens tout de suite coupable quand j’entends des pas précipité, des pleurs d’enfant et des éclats de voix de l’autre côté du mur, puis la porte s’ouvre et Yaya sort avec deux enfants en pleurs.

— Désolée Fredo ! J’arrive !

— Pardon de te speeder, j’suis con le matin, t’inquiète…

Elle se tourne vers les mômes et s’accroupit pour se mettre à leur hauteur.

— Je vous ai expliqué, je dois aller bosser… On se revoit ce soir. En attendant vous allez faire l’école chez Mamie Mireille, comme d’hab, sauf que vous restez avec elle jusqu’à ce que je rentre…

— Oui mais maman elle…

— Maman elle est malade, elle voit plus rien et elle a mal. Aujourd’hui elle doit se reposer. On verra si elle va mieux demain. Allez, hop ! À ce soir !

Elle pousse les enfants en direction de l’ancien centre aéré, en bordure du quartier et se tourne vers moi.

— J’ai merdé, désolée, c’était la merde cette nuit, ma mère en chie avec cette saloperie qui lui ronge le cerveau… Elle a gerbé toute la nuit. Je sais pas combien de temps elle va tenir.

— C’est pas trop dur pour ta fratrie ?

— Ben c’est super violent à voir pour iels, et tu sais l’intimité dans ces cabanes de merde, c’est dur de leur épargner les pires moments.

Je sens qu’elle va pas bien, elle a les mains qui tremblent et elle tourne littéralement en rond, alors, même si on se connaît encore peu, je lui demande.

— C’est pas la première fois que je vois cette chiasse de maladie, surtout chez les gens qui ont traversé l’égout de la Méditerranée ou remonté le Rhône depuis l’accident de Pierrelatte… Ça va aller ? T’as besoin de te poser un peu ? Tu peux commencer demain, si tu veux…

Elle me regarde un peu gênée, puis me serre dans ses bras. Je l’enlace à mon tour, lui caressant la tête pendant qu’elle sanglote sur mon épaule. Ça me rappelle qu’elle est encore super jeune, qu’elle n’était même pas née au moment des fuites de Pierrelatte, et j’ai encore une remontée de culpabilité de faire bosser une gamine. Je me traiterais de collabo ce soir. J’essaye de me concentrer sur Yaya. Elle renifle moins, mais elle ne relâche pas son étreinte.

— C’est dur, merde ! Fait chier, putain !

Je continue de la serrer sans rien dire, en me balançant doucement. Ça me rappelle quand un gosse de la commune avait un chagrin, iels kiffaient se blottir contre mes plus de cent kilos pour chialer. Penser à cette époque me pique les yeux, ce gâchis, l’ambiance qui pourrit, les ressources qui manquent, les social-traîtres qui trahissent, mes réactions probablement un brin bourrins et leurs conséquences, et mon départ de la maison, la bouche pleine de principes rigides. Aujourd’hui j’en n’ai plus que l’amertume. Et puis Marco. Coco, bordel. Et merde. Ça y est. Je chiale aussi.

On reste encore un moment enlacées, puis, après dernier un reniflement, on se sépare.

— Ok, elle dit. On peut y aller. Désolée.

— Arrête un peu de t’excuser, t’as pas remarqué que j’avais besoin d’un câlin moi aussi ?

J’attrape le coin de ma chemise pour me moucher, en mode punk. Yaya m’étonne en se vidant les sinus comme un vieux pécheur breton, un doigt sur la narine, sans mouchoir.

— Je suis bien jalouse, je dis en me mettant en marche, ça a de la gueule de savoir se moucher dans le vent comme ça, mais la dernière fois que j’ai essayé j’ai juste étalé de la morve sur mon menton

— Vas-y ! J’veux trop voir ça, réponds Yaya en se marrant.

— Aucune chance.

— Alleeez !

— Laisse tomber, J’te dis !

Je prends un air hautain, haussant un sourcil en me caressant le menton.

— Toujours cette barbe imaginaire vous trouverez, sans traces de morve, de glaire verte, immaculée.

— L’autre qui se la joue en alexandrins !

— M’insulte pas, j’ai pas fait exprès !

— C’est pas une insulte, je kiffe la poésie, tu sais… J’préfère les trucs un peu plus moderne, mais les grandes envolées lyriques des Romantiques à la Shelley ça me touche.

— Ouais, moi, je suis plus branchée Crust d’avant le déluge, des gens lucides qui décrivaient ce monde de merde avant qu’il s’écroule, genre Behind Enemy Lines… J’ai souvent Self-Inflicted Extinction dans la tête…

— J’te ferais lire Darkness de Byron, dans le genre apocalypse, tu vas kiffer ! Ou… non ! The Masque of Anarchy de Shelley, c’est 80 pages de ACAB avant qu’on invente le ACAB !

— En parlant de keufs, j’ai des trucs à te dire avant d’arriver là-haut.

Je m’arrête devant le grillage barbelé qui entoure le vieux village. On dirait un village normand à l’été 44, y a que la putain d’Église, la mairie et une vingtaine de baraques encore debout. Dès que les habitants d’une maison se barrent la mairie la fait raser « pour ne pas attirer les réfugiés ». Connards, dans 6 mois ou dans 3 ans, c’est ces gens qu’on verra errer entre les barbelés des communautés fermées aux « réfugiés ». Z’apprendront jamais rien…

— Le Roquet, c’est une ordure.

— Ouais, je l’ai déjà vu, c’est bon !

— Non c’est pas bon. Là tu le verra pas de loin, tu vas devoir lui parler. Tous les jours. Et il capte que la confrontation, alors si je me fâche, faut que tu me suive, tu cèdes pas, sinon il utilisera la moindre parcelle de son pouvoir pour te pourrir la vie.

— Ok…

— Bon, après, dans les tunnels, tout est filmé, mais les caméras dont tu dois t’inquiéter, c’est celles des sorties de secours des bunkers, de la salle de contrôle, de la cale et surtout celles de la salle de pause. On ne dit RIEN en salle de pause. On fait un cinéma d’ouvrier fatigué à la pause de midi, on se sert a bouffer, on bouffe en silence et on se tire.

— Woah l’ambiance de merde !

— C’est Roquet et ses copains qui matent ces caméras, et vu que t’es une meuf, que t’es jeune et nouvelle, et surtout que c’est des gros porcs, ils vont te stalker tout ce qu’ils peuvent. Tout le reste du complexe, c’est nous qui avons la main sur la vidéo-surveillance. Si tu veux te poser y a des « niches » cachées, on te montrera. Maintenant on rentre en mode « hostile », pas un sourire, on fait la gueule et on grogne.

On fait les vingts derniers mètres en silence, et on entre dans le poste de sécurité qui contrôle l’entrée des tunnels de maintenance. Roquet contrôle les entrées, évidemment.

— Bonjour Môssieur Fredo ! Toujours à la recherche de tes couilles, me demande ce connard avec un ricanement niais.

— Ta gueule ordure, je réponds en passant mon poignet dans le lecteur.

Il me zappe et se tourne vers Yaya.

— Aaah, mais c’est nouveau ça ! On va devoir faire une petite fouille au corps !

Il est vraiment gerbant. Je tire Roger de ma ceinture et écrase violemment la masse métallique sur le comptoir à trois centimètres des doigts du vomitif..

— Eh, salope ! T’as un problème ? Passe le taser Kevin !

— Tu fais pas chier, je t’ai pas encore abîmé. Laisse la môme faire son travail ou apprends à te branler de la main gauche. Viens Yaya, t’as besoin d’un marteau.

— C’est ça allez bosser les goudous ! Et réglez ce putain de thermostat, il est bloqué sur 30 degrés depuis hier soir !

On passe le portique et on entre dans nos tunnels. Je lui montre vite fait la salle de pause en silence, on prend un café qu’on embarque avec nous, puis on passe à l’inventaire. Je lui sort une ceinture neuve et l’équipement minimum, puis je lui propose un cousin de Roger.

— Euh, t’en as pas un plus léger ?

— Pff, tu sais pas ce que tu perds… Tiens, celui-ci est moitié plus light. Mais tu vas perdre en puissance de frappe et en potentiel de persuasion chez les porcs là-haut. Allez viens, Splint doit être en train de bosser sur son machin-cycle…

On entre dans le local technique, et, vu le volume de la musique, Splint a probablement trouvé le court-jus sur la sono de son vélo. D’un coup de menton, je montre le canapé à Yaya, et je tape sur l’épaule de Splint, qui prend le temps de poser son joint avant de baisser le son. Bordel, je veux fumer.

— Splint, on va se faire griller par les crétins là-haut si t’apprends pas un peu la subtilité !

— Ça va, c’est bon, c’est juste pour leur rendre la vie plus dure, hein, ça va pas les tuer !

— Je dit pas de te retenir de les emmerder, mais sois plus subtil. Recalibre les sondes et baisse les de 6 ou 8 degrés et laisse leur la main sur le thermostat, tu les fera bouillir à petit feu, tout en leur laissant l’illusion de contrôle.

— Tiens, tu te la joues soft power, c’est pas dans tes idéaux !

— Fais pas l’malin, je suis prête à tout pour pourrir la vie de ces connards.

— T’inquiète pas, ce jour viendra Fredo, au moins pour Coco.

— Putain, parle pas de lui aujourd’hui s’te plaît.

Pour détourner mon regard et essuyer ma joue en douce, je jette un coup d’œil à mon terminal. ‘Chier.

— Yaya ! Y a la Martine qui veut te rencontrer, on a rendez-vous dans une heure.

— C’est qui ? C’est la patronne ? Une résidente ?

— Non, c’est leur sous-fifre, elle sert d’intermédiaire entre les résidents et les trimards comme nous. On croise jamais les vrais résidents. En tout cas on peut se poser un moment ici, on est tranquilles.

— C’est quoi « ici » ?

— Coco appelait ça des « niches », moi je dis « salle pirate », répond Splint, c’est les gens qui ont miné les tunnels qui les ont creusées en douce, elles ne sont même pas sur les plans, les seuls angles morts du complexe.

— C’est pas les seuls angles morts, j’ajoute, mais c’est sûr que c’est nos espaces de liberté ici… Ça laisse la place de glander, ou de faire la perruque…

— C’est quoi « la perruque » ? ‘Faites un peu chier avec vos mots à la con toutes les deux phrases !

J’allais répondre, mais Splint me devance.

— Tu sais que les bâtards là haut m’ont piqué mon vélo quand je suis arrivé ? Du sur mesure, fait main et tout ça, ils ont roulé dessus ces ordures…

— Ouais, j’me rappelle. Du coup tu l’as réparé ici ?

— Nan, ils l’ont fourgué au cargo-décharge ces connards… J’en ai reconstruit un de zéro !

— La « perruque », Splint.

— Ah oui, « faire la perruque », c’est quand tu détourne les ressources de la boîte pour toi, sur ton temps de travail, genre pour construire un vélo.

Il a un sourire tellement large que son joint lui tombe des lèvres, il fait vraiment trop le fier, le merdeux…

— C’est comme du sabotage en fait ?

— Pas tout à fait, le but du sabotage, c’est essayer de bloquer ou ralentir la production, de nuire à la boîte, quoi. Là, le but c’est, pour l’ouvrier, de se réapproprier son temps, de de s’émanciper aux frais du patron.

— Dis donc, je m’énerve. J’t’ai dit que j’ai besoin d’un peu de temps avant de parler de Coco et là tu me fais des citations dans le texte !

— Sorry Fredo. Le vieux me manque tellement t’sais… J’ai envie de tout cramer !

Moi j’ai plutôt envie de tout casser en chialant, et j’ai peur que ça déborde, alors je me lève, et je jette un œil au planning sur le mur. Ouais, à l’ancienne : c’est pour pas que QP sache à quoi on occupe nos journées.

— Mais t’as le temps de faire le boulot de maintenance et faire ton vélo et tout ?

— Bah en vrai, la maintenance de l’infra, ici, une seule personne pourrait s’en occuper… Ça serait un boulot horriblement chiant, mais ça serait possible. Mais depuis le début, l’équipe de maintenance se démerde pour justifier son existence en laissant pourrir des problèmes pour avoir des trucs à maintenir. En gros, un quart de ton shift, tu le passes à faire de la maintenance pour QP, un quart pour le clando, et la moitié qui reste, tu chilles dans les zones hors carte comme ici.

— Et encore un mot de vieux, « clando » ? Et vous vous faites pas chier en attendant la fin de la journée à rien foutre ?

— Le clando, c’est quand on pique la flotte réservée pour les piscines et le golf pour la rediriger sur le centre aéré et les préfas, quand on planque la surconso des placards hydroponiques des jardiniers. Ou quand on détourne les poubelles, comme ce canapé en cuir blanc à peine tâché super confortable ! J’savais même pas qu’y avait encore des vaches ! Et non, sinon, on se fait carrément pas chier, on passe notre temps à réfléchir à collectiviser un maximum les affaires de QP.

— Va falloir que j’trouve à m’occuper, alors !

La crise émotionnelle est un peu passée, je rebondis sur la conversation.

— J’te proposerais bien de faire un groupe de Crust et de chanter exclusivement des poèmes lyriques, mais j’espère bien qu’on aura fait la révolution d’ici là.

— La révolution, carrément !

— Ouais, carrément.

Je lâche pas son regard pour lui montrer que je suis sérieuse.

— Écoute, quand je te l’ai proposé, je t’ai dit que ce job durerait pas toute la vie, c’est que ça fait depuis que Coco est entré ici qu’il planifiait un truc. Tout est prêt, son seul problème c’était le perfectionnisme. Bon. Et il avait probablement plus d’empathie pour les connards. Moi franchement, je suis d’humeur destructrice, et quelle que soit la gueule du paysage quand le chaos se calmera, ça pourrait difficilement être pire pour les gens de la zone C.

— C’est quoi votre plan ? Ça fait flipper, là…

— T’inquiète pas, on part pas en guerre, c’est juste de la mécanique. Et si tu te sens pas, y a pas de problèmes. J’te raconterais les détails plus tard, là faut que t’ailles dire bonjour à la dame.

Yaya se lève du canapé en soupirant.

— C’est vrai qu’il est confortable ce truc ! C’est où que j’dois la voir, la patronne ? Là-haut ?

— Non, répond Splint en se remettant sur son cyclechose. Les résidents veulent pas voir de pauvres à la surface, à par les flics. L’été dernier j’ai dû piloter un bot pour tailler une putain de haie parce que l’automate domotique le faisait « trop proprement » pour le résident…

— On va l’attendre devant les sas, je vais t’accompagner.

On arrive au sas au moment même ou il s’ouvre sur Martine, qui n’en sort pas, comme si mettre un pied dehors c’était risquer de ne jamais remonter à la surface. Charogne.

— Magnifique ! Cette équipe se féminise enfin un peu… Tu dois être Yaya, non ? Tu sais, je trouve formidable qu’une jeune fille comme toi se prenne en main et trouve le chemin de son ambition !

— Euh, d’accord ?

— L’avenir nous appartient, je le sais dans mon sang, ma mère faisait le ménage tu vois… Moi-même j’ai commencé en bas de l’échelle, plus bas que toi même : j’étais stagiaire sans rémunération au service de com de Quantic Pets quand leur seul produit était un bot conversationnel d’entrée de gamme. Une vrai startup… J’ai su mettre les mains dans le cambouis et ne pas rater les opportunités j’étais là quand QP s’est lancé dans la domotique, toujours là quand on a inauguré le premier QPDoma ici même.

Toujours le même discours « je suis partie de rien », « on est pareille ». Roger me démange. Fort. « Doma » mon cul, tout le monde ici l’appelle la « bulle », parce que « Quantic Pets, ça fait des bulles ». Ouais c’est con, mais c’est leur boulot de penser aux blagues de merde à l’avance. L’autre inutile continue son blabla de féministe de droite pendant 10 minutes. Yaya joue vraiment bien la comédie, elle la relance, lui demande des détails sur sa « carrière », et cette tête d’enclume est aux anges. Enfin, après une caresse condescendante sur la joue de ma nouvelle collègue, elle nous sert un « Bravo les filles, continuez, je suis fière de vous » avant de refermer le sas. Elle n’a même pas parlé de l’accident de Coco, et heureusement, j’aurais eu du mal à me retenir…

— Mais quelle espèce d’ordure cette meuf !

— J’te l’fais pas dire, chaque fois que je me r’trouve face à elle, je sais pas dire si je la méprise plus que je la déteste.

— Puis tout son délire dégueu de « je l’ai dans le sang, mois aussi j’étais pauvre, gangnagna », la sale traître !

— Soit c’est une traître à sa classe, ouais, soit elle bullshite comme le reste du temps, sa mère était DRH dans une boîte de nettoyage et elle a jamais touché une éponge. Bon, faut que j’te montre un truc.

J’écarte les bras en montrant les portes des sas autour de nous.

— Tous les bunkers ont un accès à cette salle. Il leur sert principalement à ramener leurs petites emplettes depuis les docks des drones de livraison ou de l’entrepôt de stockage en dessous de nous.

Sur le papier, les résidents demandent à leur automate domotique de leur ramener un canapé neuf, par exemple, et leur « super AI qui va dominer le monde » envoie un drone de transport en chercher un au dépôt. Dans les faits, un transpalette automatique ne peut physiquement pas prendre les tournants du tunnel avec un objet si long. Donc, comme pour toutes les tâches demandées à une « A.I. », une chiée d’êtres humains doit se taper le boulot derrière le rideau…

— Comme tu le vois là (je pointe les charnières du doigt), les portes sont pas forcément bien conçues et à l’usage (je tapote sur un trou de 10mm dans le montant), elles ont tendances à se bloquer par moment alors on garde tout ce qu’il faut à portée de main pour réagir au plus vite.

J’attrape l’écrou sur le cadre au dessus de la porte et le pousse dans le trou du montant. Mon dos cache ce que je fais à la caméra, mais d’un clin d’œil silencieux, je confirme à Yaya ce qu’elle a compris : l’écrou bloque l’ouverture de la porte, puis je le remets à sa place.

— Viens, je vais te montrer l’accès au sous-marin d’évacuation et les tunnels des modules.

Je sors de la salle en lui montrant le penne de la porte démonté posé dans un coin sans rien dire. Elle enregistre les informations sans rien dire mais semble de plus en plus perplexe. On descend les escaliers jusqu’à la cale, j’ouvre la porte du local pirate sous les marches et la referme derrière nous. Le confort est bien moindre ici, on allait pas se taper les escaliers avec un putain de canapé, non plus ! Je tire deux chaises, j’en pose une devant Yaya et m’assieds en face d’elle.

— Ok. Ici, c’est safe, pas de caméra. Tout ce que vais te raconter, on n’en parle que dans les niches, jamais ailleurs, ok ?

— Euh… Ok ?

— Bon. Avec Splint, et surtout Coco, on a, euh… fomenté ? Bordel… « fomenté »… Bref, on a réfléchi à un super plan pour collectiviser la bulle. Toute la bulle. Concrètement, c’est prêt depuis plusieurs mois, mais Coco bloquait sur l’expulsion des résidents. Il voulait qu’on garde un moyen de les convaincre de partager. Honnêtement j’y ai jamais cru. Un ou deux à la rigueur, mais les trente-quatre adultes là-haut, ils ont choisi y a un paquet d’années de pas partager. Bref.

Elle me regarde avec les yeux exorbités.

— T’inquiète pas, on parle pas de les fusiller, hein… on veut juste les forcer à se barrer. Tous.

— Et les flics ?

— C’est ma principale motivation, on les vire aussi, je dis en souriant d’un air que j’espère mystérieux.

Je laisse traîner le suspense quelques secondes.

— Le sous-marin, là, dehors… Il est automatisé, comme tous les gadgets de ces abrutis. Et comme le reste, ça marche très mal sans nous. Normalement, si une évac’ est déclenchée, la domotique débranche le réacteur du sous-marin du réseau de la bulle, lance un compte à rebours de 5 minutes, et les résidents se précipitent vers leur module d’évacuation. Les modules viennent en quelques secondes se docker dans le sous-marin. À la fin du compte à rebours, le sous-marin part en haute-mer et suit une route définie à l’avance. Splint a réécrit la route par défaut, quand il partira, c’est pour tourner 12 mois au fond des océans avant de remonter près d’un îlot désert au milieu du Pacifique. Là, les résidents seront invités à débarquer, puis le sous-marin ira s’échouer dans la Fosse des Mariannes avant de mettre le réacteur en sécurité.

— Ils peuvent pas changer la route de l’intérieur ?

Je donne un coup de menton en direction d’un tas d’électronique.

— J’ai démonté toutes les interface hier. Comme disait ma grand-mère, « ça les apprendra ».

— Mais du coup y aura plus d’élec’ ici ?

— Les générateurs solaires et éoliens seront amplement suffisant pour nous, tant qu’on s’embourgeoise pas !

— On virerait tous les résidents ? Même les gosses ?

— Y a un plan pour y mettre que les adultes. Je te montre ça tout à l’heure.

— Et les flics ?

— Là c’est plus subtil, Coco a passé un paquet de soirées dans le poste, à faire copain-copain avec Roquet-de-ses-morts. C’est pas des grand malins, et ils sont payés pour protéger les résidents au prix de leur vie, mais faut pas déconner, on sait tous que s’ils ont l’occase de sauver leurs miches ils ne se feront pas prier. Alors Coco a sous-entendu qu’en cas d’évacuation, il comptait bien se faire une place dans le sous-marin, Roquet a mordu à l’hameçon et a cuisiné Coco, qui leur a lâché toutes les infos nécessaires, quelles portes il avait saboté, le code d’accès pour entrer dans le submersible, tout.

— Mais ils vont vouloir sauver leurs familles, non ?

— Ça c’est leur accorder énormément de crédit, si tu veux mon avis… Je pense qu’ils vont vite se dire qu’en 5 minutes, ils n’auront pas le temps de s’occuper de leurs gosses et faire leur deuil en descendant l’escalier. Ceux qui feront le choix de retourner vers leurs proches montreront au moins un moignon d’empathie et on aura plus de chance de discuter avec eux quand on ne sera plus que nous…

— D’accord, mais ils bossent pas tous en même temps, ceux qui sont en congé ils seront forcément là !

— Ça c’est la bonne blague, ces types kiffent tellement leur boulot et méprisent tellement leur vie que leur temps libre, ils le passent à boire des bières en échangeant des blagues de merde avec leurs collègues. Ça a l’air même plutôt mal vu dans leur bande de pas faire ça…

— J’voudrais bien en savoir plus pour les enfants…

— Si t’es d’accord, on va s’en occuper tout de suite !

Je l’emmène le long du tunnel de maintenance jusqu’à nous trouver juste sous un des modules.

— C’est ici qu’il est mort Coco ?

— Non. C’est moins dangereux ici, c’est le module de l’école. Enfin l’endroit où ils rassemblent les enfants tous les jours.

— Y en aucun qui reste avec ses parents ? Même des plus âgés ?

— Nan… C’est pas l’état d’esprit de la maison… Cette bulle, c’était un peu prévu comme une proof of concept, un truc pour dire « t’as vu ça marche » et essuyer les plâtres. Ils ont distribué les places à leurs sous-fifres méritants, les VIP ont droit à la version 2.0. Ici, on a juste des chefaillons de merde qui ont passé leur vie a grimper les échelons en écrasant les autres, pas à fonder une famille…

— Ok. Du coup l’idée, c’est d’immobiliser ce module ? Faudra avoir de la subtilité avec les enfants demain !

Je décroche ma lampe à souder de ma ceinture.

— Aujourd’hui, c’est pas subtil. On soude la cabine sur la crémaillère. Tiens, tu peux pas faire de dégâts.

Je lui montre comment démarrer la lampe et je regarde comment elle se débrouille. Elle a l’air de s’amuser, c’est le meilleur moyen d’apprendre… Je sors Roger de ma ceinture et je vais expurger un peu de ma contrariété en défonçant la crémaillère de l’autre côté. C’est probablement moins efficace mais putain ça fait du bien. Yaya a eu le temps de souder les trois autres roues crantées le temps que je rende inutilisable celle sur laquelle je me défoule. Je jette un œil à son travail, c’est très moche, mais c’est indéniablement soudé.

— Beau boulot, franchement, j’suis épatée. Mes première soudures avec ce type de lampe, Coco a été obligé d’en refaire la moitié !

— Merci ! Y a pas de risque pour les enfants, là ?

— Non, t’inquiète pas… Iels vont flipper, c’est sûr, ça fait chier, mais ça bougera pas.

— Et les adultes avec iels, ils vont pas vouloir faire le tour par les sas ?

— Justement, on doit réparer ça au passage, je t’ai montré tout à l’heure. On va se prendre un café avec Splint ?

Quand on arrive, Splint est vautré sur le canapé de luxe, Yaya va se poser à côté de lui.

— Hey ! Ça s’est bien passé ?

— Ça le fait, Fredo m’a appris à souder, et elle m’a expliqué votre plan…

— Alors ? T’es ok ? On fait ça quand ?

— On doit faire ça au plus tôt, je réplique, on a déjà soudé le module de l’école. À la limite, je serais pour faire ça tout de suite, si ça vous le fait.

— Coco disait qu’on était pas prestes. Il voulait s’assurer que l’enclave du village nous soutenait, qu’il y ait un embryon d’organisation pour reprendre la main après l’évacuation…

— C’est ça la différence entre Coco et moi. Franchement, j’pense que le chaos est de notre côté, l’enclave du village s’ouvrira avec le temps, si la bulle est ouverte vers elle, y a pas de raison qu’on finisse pas par s’arranger. En attendant ceux qui crèvent sont dans la zone C, si on déménage dans la bulle, qu’on rationalise les conso d’eau et d’énergie, on aura largement de quoi partager, accueillir du monde.

— Avoir assez de chambres pour tout le monde, pour que ma mère soit posée…

— Et un endroit stable, que si tu pars en voyage, tu sais que tu peux y revenir…

On tombe toustes dans un silence constructif, on se remet à imaginer nos vies, juste là, devant la possibilité de foutre un grand coup de marteau dans cette réalité pourrie. Au bout de quelques secondes Splint se met à tapoter sur son terminal, Yaya regarde sur son épaule, je sirote mon café en pondérant sur ma frustration vis à vis d’éclater la gueule de Roquet avec Roger, puis je les imagine, un an dans un boîte de conserve, vingt trou du cul armés jusqu’au dents et trente-quatre arrivistes arrogants, qu’est-ce qui pourrait merder, hein ? J’espère ne pas avoir poussé à la connerie quand même…

— J’ai recalibré les capteurs océaniques et d’atmosphère, la domotique devrait en déduire qu’un raz de marée gigantesque une pluie de météorites et probablement une agression humaine menacent le complexe dans les prochaines minutes et lancer une évacuation des résidents. On va voir ça tout de suite, je lance la séquence.

La sirène retentit.

Je ferme la porte à clé et je me laisse tomber sur le canapé. Plus qu’à attendre cinq minutes. Merde, j’ai toujours envie de fumer.